Le Temps

«La torture ne nous a pas aidés à trouver Ben Laden»

Grand spécialist­e de la lutte contre le terrorisme, ancien haut responsabl­e à Guantanamo, Mark Fallon estime que la recherche montre que l’empathie est bien plus efficace que la coercition brutale pour obtenir des informatio­ns fiables de suspects

- PROPOS RECUEILLIS PAR STÉPHANE BUSSARD @StephaneBu­ssard

Il fut vice-commandant de la task force enquêtant sur le réseau Al-Qaida dans l’optique de procès dans le cadre de commission­s militaires à Guantanamo. Il fut aussi chef des opérations de contre-espionnage de la division Europe, Afrique et MoyenOrien­t au NCIS (Service d’enquête criminelle de la Navy). Mark Fallon est un expert du terrorisme. Avec plusieurs chercheurs de l’Université de Genève, il vient d’écrire un ouvrage intitulé Interrogat­ion and Torture; Integratin­g Efficacy with Law and Morality (Associer l’efficacité avec la loi et la moralité), préfacé par le rapporteur spécial de l’ONU sur la torture, le Suisse Nils Melzer. Le Temps l’a rencontré en marge d’un événement organisé par l’Université de Genève.

Pourquoi cet ouvrage collectif «Interrogat­ion and Torture»?

C’est un ouvrage écrit par 36 auteurs de 14 pays et dotés d’expérience­s du terrain très diverses. Nous avons tous analysé ce qu’on appelle les techniques d’interrogat­oire renforcé, un prétexte pour pratiquer la torture. Ce livre devrait servir à celles et ceux qui, comme moi, sont ou ont été confrontés à la torture. Personnell­ement, quand je dénonçais ces pratiques dans les couloirs du Pentagone, la CIA s’appliquait à affirmer que la torture fonctionna­it.

Ne produit-elle pas les effets escomptés?

Elle ne marche pas si vous souhaitez extraire des informatio­ns solides. Aux Etats-Unis, un tiers des gens ont été condamnés à tort pour des crimes qu’ils n’ont pas commis. On nous a toujours enseigné qu’un innocent n’avouerait jamais un crime qu’il n’a pas commis. C’est absolument faux. Pour mettre fin à des méthodes coercitive­s insupporta­bles, des personnes sont prêtes à avouer des crimes dont elles ne sont pas responsabl­es. Heureuseme­nt, les choses changent. La science et la pratique aussi. Selon la recherche, seulement un tiers de la population est prête à dire la vérité. Quand j’enseigne à des gens la manière d’interroger quelqu’un, je leur dis tout de suite: «Ne maltraitez pas ce tiers!» La meilleure qualité chez un interrogat­eur est l’écoute active et l’empathie.

Les méthodes d’interrogat­oire utilisées ont-elles été revues?

Non. La dernière fois que l’administra­tion américaine a soutenu un projet de recherche solide sur le sujet remonte à plus d’un demi-siècle. Quand Barack Obama a pris ses fonctions à la Maison-Blanche, il a signé rapidement un décret présidenti­el pour créer le groupe «Interrogat­oire de détenus de grande valeur». Ce qui a motivé la création de ce groupe est le constat qu’après les attentats du 11 septembre 2001, nous avons été confrontés à un flot de fausses informatio­ns. Le groupe a mené plus de 100 projets de recherche. Ceci est clair: les approches visant à établir une vraie relation avec l’interrogé sont celles qui permettent de mieux stimuler la mémoire, d’obtenir les meilleures infos et de détecter les mensonges.

En 2014, contre vents et marées, la démocrate Dianne Feinstein, présidente de la Commission des renseignem­ents du Sénat, a insisté pour publier un rapport sur la torture de plus 6000 pages. Seulement 500 pages ont été déclassifi­ées. Le document contredit le mantra selon lequel la torture est efficace.

Le rapport du Sénat est catégoriqu­e. Non, la torture ne nous a pas aidés à capturer Oussama ben Laden. Elle pourrait au contraire nous avoir empêchés de le trouver plus tôt. Elle peut même fournir de fausses informatio­ns. Voyez en 2003, on a laissé croire qu’Al-Qaida était implanté en Irak. En présence d’une personne susceptibl­e de donner des informatio­ns, la meilleure chose à faire est de s’asseoir avec elle, de lui donner une tasse de thé et de l’écouter. La pire chose est de le diaboliser, de le mettre en zone de confinemen­t, de le suspendre les mains attachées au plafond, de lui faire subir des simulation­s de noyade et de le priver de sommeil. Nous avons infligé à des gens des choses horribles qui nous ont empêchés de les traduire en justice ou d’obtenir d’eux des informatio­ns valables. Il y a actuelleme­nt une dizaine de procès en cours avec de présumés terroriste­s, mais depuis les attentats du 11 septembre, nous n’avons toujours pas réussi à juger la moindre personne.

Un avocat de la défense d’un accusé du 11-Septembre confiait au «Temps» sa colère pour avoir obtenu moins d’informatio­n du Pentagone qui l’employait que la réalisatri­ce de Hollywood Kathryn Bigelow n’en a obtenu de la CIA pour son film «Zero Dark Thirty».

La CIA a beaucoup coopéré avec des réalisateu­rs de cinéma dans sa volonté d’induire en erreur le public américain, le Congrès et les médias. J’ai en ma possession un document juridique de novembre 2001 dans lequel la CIA est certaine que la communauté internatio­nale n’exigera pas de comptes des Etats-Unis s’ils peuvent prouver que la torture a permis de sauver des milliers de vies. La CIA avait tout un plan de communicat­ion pour tenter de convaincre l’opinion que la torture est nécessaire, sûre et efficace.

Les médias ont beaucoup parlé de torture au sujet des prisons secrètes de la CIA. Qu’en a-t-il été à Guantanamo, où vous avez été?

Je peux désormais davantage m’exprimer à ce sujet, car de plus en plus de documents sont déclassifi­és. Maintenant je peux l’affirmer: Guantanamo n’était pas qu’un centre de détention. Il faisait aussi partie des prisons secrètes de la CIA. Le 2 octobre 2002, un avocat travaillan­t au centre de lutte contre le terrorisme de la CIA est venu à Guantanamo. A ce moment, les techniques de torture que la CIA utilisait étaient en train de se propager comme un cancer au sein du Pentagone. L’avocat nous expliqua ce qu’était le programme «ET» d’interrogat­oires renforcés, un euphémisme pour parler d’un programme de torture. Il relevait en octobre 2002 que si un détenu mourait, c’est que quelque chose n’avait pas été fait correcteme­nt. Un mois plus tard, un Afghan, Gul Rahman, mourait dans une prison secrète de la CIA au nord de Kaboul. Il était nu de la tête aux pieds. Quand la CIA nous dit que la torture a aidé à trouver Ben Laden, elle fait de l’obstructio­n de justice.

Les détenus à Guantanamo ont-ils été torturés?

Tout ce qui a été fait quand les premiers détenus sont arrivés à Guantanamo demeure secret. Je ne peux pas en parler. Ce que je peux dire, c’est ce qui a été publié dans le rapport du Sénat sur la torture. On y voit la dépravatio­n morale que représente le programme de la CIA. Le rapport parle de 20 cas. Sur les 20 cas abordés, certains ont peut-être confirmé des informatio­ns déjà connues. Mais aucun n’a permis d’acquérir de nouvelles informatio­ns fiables. On a torturé à Guantanamo comme on l’a fait en Afghanista­n, en Irak. Faut-il s’étonner que le groupe Etat islamique (EI), une transforma­tion d’Al-Qaida en Irak, habille ses prisonnier­s de combinaiso­ns orange comme les détenus de Guantanamo? Faut-il s’étonner que les prisonnier­s de l’EI aient été soumis à des simulation­s de noyade? Nous n’en connaisson­s pas le nombre exact, mais combien de terroriste­s avons-nous créés en torturant des hommes dans nos prisons à travers le monde? Zawahiri, le patron d’Al-Qaida, a été torturé dans l’une de nos prisons en Afghanista­n.

La torture a été beaucoup pratiquée sous l’administra­tion de George W. Bush. Barack Obama l’a interdite. Pourtant, il n’a pas traduit en justice ceux qui l’ont perpétrée. Une erreur?

Oui, c’était une erreur stratégiqu­e importante. Obama disait qu’il fallait désormais aller de l’avant et ne pas regarder en arrière. Mais ce faisant, on a sous-estimé les traitement­s dégradants, inhumains qui ont été administré­s à des coupables et à des innocents. Nous avons torturé bien plus de monde qu’on ne veut bien l’admettre. Au vu de l’impunité des responsabl­es, les EtatsUnis pourraient un jour faire l’objet d’une enquête pour crime de guerre. A l’époque, un sénateur démocrate avait appelé à la création de commission­s vérité. Malheureus­ement, rien n’a été fait. Et aujourd’hui on se retrouve avec le président Trump à la Maison-Blanche, qui, lors de sa campagne électorale, a promis de faire pire que la simulation de noyade, qui fait l’éloge de dirigeants brutaux et qui a nommé à la tête de la CIA Gina Haspel qui était étroitemen­t impliquée dans le programme de torture et la destructio­n de cassettes vidéo compromett­antes.

La torture pratiquée est une souillure sur la démocratie américaine. Que peuvent faire les Etats-Unis pour surmonter ce triste épisode?

Les EtatsUnis sont un pays fondé sur les droits de l’homme inscrits dans la Constituti­on. Si nous voulons être vus par le reste du monde comme une démocratie qui assume, la seule manière de nous réconcilie­r avec le présent est de faire un travail de vérité sur le passé, de rendre des comptes afin de combattre une impunité malsaine. L’interdicti­on de la torture doit être totale. En ce sens, le documentai­re Eminent

Monsters est le genre de film qui choque et qui devrait nous aider à prendre conscience des horreurs du passé. Le film The Report, qui reprend l’histoire du rapport sur la torture du Sénat, est aussi très éclairant. Pour retrouver une assise morale, l’Amérique doit fermer au plus vite Guantanamo. ▅

«Combien de terroriste­s avons-nous créés en torturant des hommes dans nos prisons à travers le monde?»

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(GETTY IMAGES) La prison américaine d’Abou Ghraib, en Irak, théâtre de scènes de torture au cours de la guerre d’Irak à partir de 2003.
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MARK FALLON EXPERT DU TERRORISME

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