CONSTANCE DEBRÉ, LA SOIF DE VÉRITÉ
Dans «Love Me Tender», l’écrivaine raconte comment elle a quitté une vie bien rangée, avec mari et enfant, pour vivre son homosexualité. Un récit d’une densité poétique inouïe.
A partir de son combat pour obtenir la garde partagée de son fils, l’écrivaine fait le récit d’une quête absolue de vérité. Roman d’amour dépouillé jusqu’à l’incandescence, «Love Me Tender» remet en cause les attachements et les masques
A la question «Qu’est-ce que veut dire écrire?», Charles-Albert Cingria répondait: «Ecrire, c’est enfermer dans des signes une force qui est celle de la chose qu’on veut signifier.» Rarement, une romancière contemporaine est à ce point parvenue à posséder les mots, à leur insuffler cette force, terrible et sublime, qui doit leur permettre – jusqu’à nous prendre aux tripes, jusqu’à nous en faire perdre le sommeil – de signifier. L’histoire que nous narre Constance Debré est celle d’une femme quadragénaire, avocate, qui a vécu vingt ans avec son mari, Laurent, avec lequel elle a eu un enfant, Paul, et qui décide un jour de tout plaquer. Elle découvre son homosexualité, quitte son travail, habite seule dans un petit appartement, enchaîne les conquêtes; le mari, humilié, refuse peu à peu que son ex-femme revoie son fils, il l’accuse de déviances, prend ses lectures – Genet, Sade, Bataille – à témoin devant le juge, le fils choisit le parti du père, la mère est privée de son enfant.
COMME UNE ASCÈSE
Derrière ce noeud dramatique qui inaugure le texte se cache un projet d’une absolue radicalité. Car ce que cherche la narratrice en changeant d’existence n’est rien de moins que questionner le sens d’une vie, et surtout la pertinence des limites qu’on lui fixe. Qu’est-ce qui nous contraint vraiment? A quoi sommes-nous réellement attachés? «Travail, argent, amour, famille, société, matière, corps, idéal», tout cela est remis en cause, défié, puis abandonné, balayé, réduit en cendres. On découvre alors une vie à la fois entièrement libre et dépouillée, scandée seulement par les heures de piscine quotidiennes, l’écriture, les conquêtes, le sexe. «Nager, lire, écrire, voir des filles», comme une ascèse. Martelée aussi par les demandes à Laurent, le père, pour voir Paul, le fils. Toujours refusées. Même l’heure de visite à «l’espace rencontre» n’est pas possible, les associations sont débordées. «Je joue pour de vrai. Il n’y a que ça qui compte. Que ce soit vrai»
Sur la forme, qui épouse le fond: on est subjugué par la radicalité d’une langue faite de phrases brèves, de descriptions factuelles, cliniques, d’un langage parlé, des grossièretés parfois. Texte à l’os, d’une densité poétique folle, et dont l’exigence de véracité transpire à chaque page. «Ce ne serait pas pareil s’il y avait un filet, une famille sur qui compter, un héritage quelque part, un bout de quelque chose, ou bien quelqu’un. Mais là il n’y a rien. Et pas grand monde. A part mon père qui n’a pas un rond et quelques copains, je ne parle à personne. Les conditions sont pures. Je joue pour de vrai. Il n’y a que ça qui compte. Que ce soit vrai.»
L’un des questionnements centraux du livre, abordé toujours avec cette radicalité à la fois dérangeante, déroutante et splendide, est celui de l’amour. L’amour à l’égard de ses partenaires: «J’apprends que je peux aimer n’importe qui, désirer n’importe qui, jouir avec n’importe qui, m’ennuyer avec n’importe qui, haïr
n’importe qui, j’apprends qu’il y a très peu de différence entre aimer et ne pas aimer, je crois que ce n’est pas si grave, pourquoi est-ce qu’il faudrait que ce soit toujours plus que ça l’amour, le désir, pourquoi tant d’histoires, je me demande.»
Mais derrière cette liberté, il est question d’un autre amour, immense et douloureux, lui, jamais nié, bien sûr, celui pour son fils. La narratrice évite les jardins publics, les abords des écoles, les boulangeries à quatre heures et demie, tout ce qui pourrait lui rappeler cet enfant dont on la prive. Et pourtant, «il y a l’amour et c’est tout autre chose. L’amour qui n’a même pas besoin d’amour en retour, l’amour qui ne demande rien, l’amour qui sait ce qu’il est et qui ne doute jamais, l’amour qui sait que la peine n’est rien, qu’elle ne le concerne pas, qu’elle est inopérante, que la violence ne concerne que celui qui l’exerce.»
Et tandis que l’on est plongé dans la géographie de Paris, au gré des appartements, des colocations, des amantes, des piscines, partagé entre cette jouissance de la liberté absolue et ces tourbillons amoureux, on pourrait craindre que la narratrice ne bascule vers l’égotisme, le solipsisme, l’érotomanie. Mais le combat pour retrouver son fils la maintient. Ils finissent par se revoir, dans une association, entourés des travailleurs sociaux. Sous tutelle, la mère et l’enfant apprennent à se rapprivoiser, à se reconnaître. Enfin le rapport psychiatrique tant attendu arrive et donne raison à la mère. Encore des rencontres avec Paul «comme au parloir», mais l’intimité revient, le fils et la mère s’aiment et se retrouvent.
FAIRE LE DEUIL
On croirait donc, le texte touchant à sa fin, que l’histoire se dirige vers un classique happy end: l’audience d’appel a lieu, la narratrice gagne et obtient le droit d’avoir son fils un week-end sur deux. Mais en réalité, quelque chose se craquelle. Paul ne veut pas toujours voir sa mère, le mari continue son odieux travail de sape; et lorsqu’elle parvient tout de même à prendre son fils certains week-ends, le coeur n’y est pas, tout cela semble «heureux et triste à la fois». C’est trop bref. Les séparations sont difficiles. Les retrouvailles aussi.
L’une des plus belles audaces du livre, qui tient toujours à sa totale radicalité, se trouve tout entière dans l’ultime chapitre. «Et puis ça n’a plus marché du tout.» La narratrice abandonne, ne combat plus Laurent, ne demande plus à voir Paul. Elle lui envoie encore des textos, parfois il répond, parfois pas. «On ne se voit quasiment plus. On déjeune vaguement ensemble, de loin en loin. On ne sait plus quoi se dire. On devient des étrangers. Ça s’étiole, forcément.» Avec cette conclusion qui ressemble furieusement à une phrase en suspens, et qui contredit tant de combats, d’affirmations, de pensées précédentes, la narratrice ose: «Je crois que j’ai fait le deuil de mon fils.»
On la quitte alors qu’elle semble tomber amoureuse de S. et s’apprête à partager son appartement. Achever ce texte, c’est subir un bouleversement intime doublé d’une remise en cause profonde de toutes ses certitudes – travail, relations, statut social, amours. Une chose cependant dont on peut demeurer sûr: il faut tout lâcher, et lire Constance Debré.