Le Temps

REQUIEM POUR LA BOUNCE

- PAR SALOMÉ KINER t @salome_k

Ce dérivé du rap, énergique et teinté de cuivres, avait un roi: 5th Ward Weebie, 42 ans, décédé récemment dans son fief de La Nouvelle-Orléans. Hommage à un conteur d’histoires.

Le rappeur 5th Ward Weebie est mort. C’était un pionnier de la bounce, cette musique à danser des bayous de Louisiane. A La Nouvelle-Orléans, on pleure un conteur d’histoires qui transforma­it les drames en hits

◗ Même les touristes de passage à La Nouvelle-Orléans, les amateurs de jazz ou de débauche qui s’agglutinen­t tous les week-ends dans ce royaume des cuivres et de la cuite, même ceux-là ne pouvaient pas ignorer l’existence du rappeur 5th Ward Weebie, mort le 9 janvier à l’âge de 42 ans. Sur Decatur Street, en plein coeur du Vieux Carré, dans la moelle historique de la ville, entre la House of Blues et le B.B. King Club, depuis plusieurs années, une fresque fait honneur à son visage gourmand. On reconnaît son crâne ras, ses lobes affaissés par le poids des diamants et les lunettes noires XXL, proportion­nelles à la taille de son rire qui dévoilait ses canines dorées. Propulsé par une étincelle écarlate, le portrait crève le mur, comme le morceau auquel il fait référence.

En 2013, Let Me Find Out (qu’on peut traduire par «Je parie que…») avait dynamité les ondes, colonisé les oreilles puis les bouches de ses habitants: «Let me find out that Gucci purse not real/Let me find out you got that internet deal […]/ Let me find out your best friend took your man/Let me find out they posting pics on Instagram/ Let me find out you wear that corner store jewelry/Let me find out you got them diamonds that’s blurry/Let me find out you ain’t got money for the rent» (Je parie que ton sac Gucci est en toc/Je parie que tu l’as acheté sur internet […]/ Je parie que ta meilleure amie t’a piqué ton mec/Je parie qu’ils postent des photos sur Instagram/Je parie que tu portes les bijoux du magasin du coin de la rue/Je parie que tu leur as pris des faux diamants/Je parie que tu n’as pas de quoi payer ton loyer).

TENIR LE COUP

Sur YouTube, le morceau compte plus d’un million de vues. Sur place, son refrain s’est fait gimmick. Il s’est coulé dans le langage courant, des discours officiels aux vendeurs de beignets. Dans une ville où la pauvreté touche plus de 30% des habitants, Let Me Find Out dit à la fois les manques et les parades qu’on leur invente. Il montre comment l’humour, taquin, conjuratoi­re, peut tenir le bourdon à distance. Nous avions rencontré 5th Ward Weebie dans les bureaux de son label Fatt Boy Records en 2015. Il avait préparé des daïquiris fraise dans des gobelets en plastique, coupé le son de l’écran géant qui diffusait des clips de rap et déroulé les bases de sa philosophi­e: «La vie est ce qu’elle est. On se réveille tous les matins en apprenant des trucs horribles, les gens se font tuer autour de nous. Si on oublie de s’amuser, on ne peut pas tenir le coup.»

Quand les fanfares descendent dans les rues de La Nouvelle-Orléans pour accompagne­r les morts au cimetière, il ne s’agit pas d’autre chose. Là-bas, on danse, on chante pour ne pas pleurer. C’était déjà ce que faisaient les Noirs qui se réunissaie­nt à quelques rues de Decatur Street, sur Congo Square, au temps de l’esclavage, qu’ils soient affranchis ou en permission du dimanche. Avant de faire naître le jazz, leur musique était une prière, un détourneme­nt de colère, la brève partition d’une vie sans entraves. Presque deux siècles plus tard, 5th Ward Weebie poussait la ruse à son extrême en écrivant Fuck Katrina. En 2005, quelques mois après l’ouragan, alors que sa ville flottait encore sous les débris, que les dizaines de milliers de personnes déplacées vivaient dans des logements plus précaires que ceux qu’ils avaient perdus et que le numéro d’appel de la FEMA (Agence fédérale des situations d’urgence) sonnait désespérém­ent dans le vide, 5th Ward Weebie avait craché un des premiers morceaux politiques de la bounce.

«FUCK KATRINA»

Né à La Nouvelle-Orléans, ce dérivé de rap, accéléré, fardé de cuivres, de moiteurs caribéenne­s et du slang des bayous s’occupait jusque-là de faire bouger les hanches des gamins désoeuvrés en scandant des noms de quartiers pour susciter les réactions de la foule. Dans Fuck Katrina, 5th Ward Weebie reprend ce système d’énumératio­n pour faire la liste des dégâts subis - «le {6th ward} est vide, le {7th ward} a disparu, le {8th ward} a souffert» – jusqu’à pointer les villas intactes d’Uptown, moins exposées que les zones d’habitation précaires. Aujourd’hui, Fuck Katrina figure dans la bande originale de la série

Treme, qui raconte la difficile reconstruc­tion matérielle et culturelle de La Nouvelle-Orléans post-Katrina.

Dix ans après la tempête, 5th Ward Weebie avait évoqué l’écriture de ce morceau: «Je ne suis pas politicien, je suis juste un gars avec un peu de bon sens. Après le passage de Katrina, la ville était blessée, les gens très déprimés. Il fallait que j’agisse. Je n’avais pas les moyens d’envoyer des camions de nourriture ou des milliers de dollars pour ceux qui avaient tout perdu. J’ai décidé de contribuer en utilisant la seule chose que j’avais. Ma musique. Je voulais que les gens rient et réfléchiss­ent en même temps. Que ce soit vrai, mais drôle.»

TROMPE-LA-MORT

5th Ward Weebie avait des bras d’enfant et une démarche de nounours. Il ponctuait ses phrases d’improvisat­ions chantées et taclait volontiers ses interlocut­eurs et se faisait pardonner grâce à son grand rire d’ogre. Il venait de lancer le Seafood Trap Fest, où il tenait lui-même le stand de crabes et de gombos. Il avait collaboré avec Drake, Snoop Dogg ou Questlove des Roots. Il aimait promouvoir les jeunes artistes.

Depuis quelques jours, un extrait de son dernier concert circule sur les réseaux sociaux. 5th Ward Weebie est dans le hall de l’Hôtel de Ville de La Nouvelle-Orléans. C’est jour de match. Autour de lui, la foule est habillée aux couleurs des Saints. Un drapeau noué autour des épaules, le rappeur interprète l’hymne de son équipe sur l’air de ses propres morceaux. Son fils de 10 ans assure les backings. LaToya Cantrell, mairesse de la ville, danse à ses côtés. Il est fidèle à ce qu’on retiendra de lui: lumineux, camarade, trompe-la-mort.

Deux semaines plus tard, il était hospitalis­é pour un arrêt cardiaque. Sur la table d’opération, ses reins ont commencé par le lâcher, puis ses poumons. Comme cette digue qui, en 2005, avait progressiv­ement cédé à la pression de l’eau. Le soir même de l’annonce de sa disparitio­n, un cortège musical se forme en son honneur, promenant son chagrin en fanfare dans les rues de la ville. Certains danseurs avancent à genoux, le visage tourné vers le ciel, répétant son prénom. A La Nouvelle-Orléans, lorsqu’on n’a plus la force de marcher, on trouve toujours celle de danser.

«Les gens se font tuer autour de nous. Si on oublie de s’amuser, on ne peut pas tenir le coup» 5TH WARD WEEBIE

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(BRADY FONTENOT/REDUX/LAIF)

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