«L’EUROPE EST DÉPASSÉE, MAIS ELLE PASSIONNE LES FOULES»
Depuis sa création au Festival d’Avignon, «Nous, l’Europe, banquet des peuples» enflamme le public. Son metteur en scène, Roland Auzet, éclaire le succès de cette épopée signée Laurent Gaudé, à l’affiche la semaine prochaine du Théâtre du Passage à Neuchâtel
◗ Dans sa voix passe un air de cavalerie. Roland Auzet a la parole qui galope sur des chemins qui sentent la lavande. L’artiste, musicien et homme de théâtre vient d’arriver à Grenoble où se joue Nous, l’Europe, banquet des peuples (Actes Sud), histoire de la construction européenne, chant du cygne pour les uns, appel à d’autres printemps pour les autres.
Roland Auzet, lui, n’a pas tranché. Il glisse à l’instant son long corps nomade dans une anfractuosité de la MC2, ce théâtre monumental, et il cavale. Ce soir, il y aura 1000 spectateurs, dit-il au téléphone. Les deux autres soirées grenobloises sont elles aussi complètes.
Vous avez dit ferveur? Oui, mais paradoxale. Avec sa dizaine d’acteurs époustouflants, son choeur local à chaque fois, le poème fleuve de Laurent Gaudé attise les curiosités. Comme un besoin de sentir le souffle des débuts, les pavés de 1848, les roses pourpres des peuples en colère qui, selon l’écrivain, fondent l’utopie; comme une impatience de comprendre le fiasco, ce désamour dont est l’objet l’Union européenne.
Cet élan est né au dernier Festival d’Avignon. Des spectateurs ont réprouvé ce plaidoyer, pas assez théâtral, trop didactique. Mais une majorité a dansé au bout de la nuit, enflammée par un tube des Beatles – une sacrée apothéose imaginée par Roland Auzet.
Au bout du fil, il dit encore qu’il a hâte de voir si ce Banquet des
peuples, coproduit par la Compagnie du Passage, secouera le public du théâtre du même nom à Neuchâtel, les 23 et 24 janvier. S’il déclenchera d’épiques disputes, s’il attisera des regrets chez les Suisses, s’il donnera envie d’en découdre encore au nom de Victor Hugo et de Vaclav Havel.
Après avoir projeté «Dans la solitude des champs de coton» de Bernard-Marie Koltès dans des centres commerciaux, dont celui de Meyrin (GE), avec les magnifiques Anne Alvaro et Audrey Bonnet, vous vous saisissez d’une histoire de l’Europe, celle des poètes et des peuples. Comment est née cette traversée? J’avais fait un spectacle d’après un texte de Laurent Gaudé, Ecoutez nos
défaites. Nous avons évoqué une suite, une pièce qui parlerait de l’Europe, alors même que cette idée n’est plus en vogue. Laurent était dubitatif, mais il s’est mis au travail. Au mois de juin 2018, alors que je montais La Voix humaine de Jean Cocteau avec Irène Jacob, il m’a annoncé qu’il jetait l’éponge. Il ne voyait pas comment imprimer sa voix dans cette cacophonie. Mais il a repris l’ouvrage et tissé son chant. Reste que son désarroi devant cette histoire qui s’effiloche de toutes parts est le nôtre.
Entre la version publiée par Actes Sud à l’automne 2018 et ce qu’on découvre sur scène, il y a des différences notables. Quel a été votre
travail sur l’ouvrage? Le texte est toujours pour moi une pâte à modeler. Je ne suis pas à son service. L’oeuvre est un fil imparable, mais je tranche dans la matière, j’inverse des séquences, je supprime des passages. Laurent Gaudé n’a cessé, lui aussi, de reprendre sa matière.
Qu’avez-vous fait le premier jour de travail avec des acteurs qui viennent de toute l’Europe, du Suisse Robert Bouvier, directeur du Passage, à la Polonaise Dagmara MrowiecMatuszak, en passant par le Français
Stanislas Roquette? On a lu ce texte qui ne comprend pas de personnages au départ. Et on s’est posé des questions sur des épisodes cruciaux dont la traduction théâtrale était difficile. Je me demandais comment évoquer la Shoah, l’horreur des camps. C’est alors que Dagmara nous a raconté qu’elle avait grandi près d’Auschwitz. Il a semblé du coup juste qu’elle porte ce pan de tragédie, mais en polonais.
Comment avez-vous choisi vos
comédiens? A l’oreille. J’en rencontre beaucoup. J’enregistre leurs voix et je les écoute à satiété. J’anticipe leurs cohabitations, leurs accords, leurs contrastes et c’est ainsi que je compose ma distribution. C’est comme une orchestration. Pendant les répétitions, je n’ai pas besoin de regarder les interprètes: je les guide à l’oreille.
Le choeur entoure les acteurs et il est à chaque fois issu de la ville où vous
jouez. Quel rôle a-t-il? Je voulais que l’Europe se raconte à travers des voix multiples et différentes. Cette assemblée où se mélangent les générations, où des enfants côtoient des personnes âgées, permet de ressusciter l’agora antique.
Chaque représentation est marquée par un invité surprise, une personnalité politique souvent, François Hollande ou Pascal Lamy par exemple à Avignon, Joseph Deiss et Ruth Dreifuss à Neuchâtel. Pourquoi convoquer ainsi le politique? D’abord, c’est un peu risqué. Certaines de ces interventions se sont avérées géniales, d’autres catastrophiques, parce qu’elles plombaient la représentation. Je tenais à ce que le politique et le poétique se rencontrent, qu’il y ait ce choc des paroles, cet alliage détonnant que seul le théâtre permet. Que François Hollande ait avoué son remords de ne pas avoir su convaincre les pays de l’Union européenne d’accueillir les migrants, ce n’est pas de la langue de bois!
La formidable Karoline Rose, cette chanteuse aux airs de Nina Hagen, dit: «L’Europe est un embouteillage d’ombres perdues.» Que faut-il
entendre ici? Laurent Gaudé rappelle que nos pères ont leurs mystères, leurs fautes enfouies, leurs silences coupables. C’est de notre héritage qu’il s’agit ici. En feuilletant un vieil album, on découvre qu’un grand-père aimé a porté un jour un uniforme SS; ou qu’un autre a tondu une jeune femme parce qu’elle avait aimé un Allemand. L’«embouteillage des ombres perdues», ce sont tous ces non-dits qui s’entassent et qui empêchent la mémoire d’oeuvrer. Il n’y a pas d’avenir commun possible à ce compte-là. L’Europe ne doit pas avoir peur de ses spectres.
A la fin du spectacle, Robert Bouvier et Emmanuel Schwartz (absent à Neuchâtel) se disputent à propos de l’hymne à donner à l’Europe. En quoi la question vous semble-t-elle importante? Pascal Lamy, qui a travaillé avec Jacques Delors au moment où l’Ode à la joie de Beethoven a été désigné comme hymne européen, m’a confié que ce choix s’est fait par défaut. Or c’est un acte symbolique de grande importance. Pourquoi ne pas avoir passé commande à un compositeur d’aujourd’hui?
Vous optez pour «Hey Jude», la chanson des Beatles composée par Paul McCartney pour John Lennon en
1968… C’est une chanson gaie et triste, puisqu’elle est destinée à consoler Julian Lennon, après le divorce de ses parents. C’est un peu ce que nous vivons, un divorce entre l’idéal européen et les peuples. Mais vous aurez noté que le tube est entraînant. Nous voulions finir sur un air de fête et que les spectateurs viennent danser sur scène avec les comédiens.
L’Europe, telle que Jean Monnet et Robert Schuman l’ont rêvée et portée dans les années 1950, n’a-t-elle pas
vécu? Oui, je le crains. Cette Europe est dépassée, disqualifiée, malmenée. Mais si les salles sont pleines, c’est pour cette raison. Les spectateurs ont envie de savoir ce qu’on peut bien dire encore sur le sujet. Certains viennent assister à sa mise à mort, d’autres à ses derniers soubresauts. Mais beaucoup ne désespèrent pas de la voir renaître. ■
Nous, l’Europe, banquet des peuples,
Neuchâtel, Théâtre du Passage, les 23 et 24 janvier, www.theatredupassage.ch