QUELLE ABONDANCE POUR QUELLE DÉMOCRATIE?
Pierre Charbonnier met en lumière comment la pensée politique est conditionnée par la relation que nous entretenons avec notre environnement. Une contribution éclairante pour affronter la crise écologique
◗ La question que pose Pierre Charbonnier dans sa belle étude est une bonne question, parce que c’est une question transversale: comment les idées politiques modernes, dont nous sommes les héritiers, sontelles tributaires du rapport à la terre et à l’environnement? Dans Abondance et Liberté, il s’agit pour ce chercheur de réencastrer la pensée politique moderne dans son écologie: non pas de faire l’histoire des idées écologistes, mais plus fondamentalement de montrer comment la pensée politique a été et est encore dépendante de la relation que la société entretient avec son environnement à un moment donné de son développement. Mieux: de montrer que la politique, c’est une écologie, c’est-à-dire une manière de concevoir les rapports de l’humain avec son environnement non humain.
On le voit bien aujourd’hui: la crise écologique majeure que nous vivons met en évidence, par la négative en quelque sorte, que notre liberté politique est fondée sur un modèle d’abondance reposant sur l’extraction et la conquête de la nature.
AVEUGLEMENT À SON COMBLE
«Le milieu non humain est massivement conçu comme un stock de ressources disponibles […] dans lequel il est loisible de puiser les conditions de l’émancipation». C’est cette construction conceptuelle qui est aujourd’hui profondément remise en cause par une crise écologique qui abolit les frontières entre le social et le naturel.
L’auteur distingue ainsi trois grandes phases historiques des sociétés modernes, qui se reflètent dans les grandes étapes de la philosophie politique. Premièrement, la phase pré-industrielle, centrée sur la richesse que procure la terre; s’y élaborent les concepts centraux de souveraineté et de propriété, reposant sur la conquête, l’enrichissement et l’exploitation des espaces naturels (terres et mers). C’est la première alliance entre liberté et croissance, fondatrice de la société moderne.
Deuxième phase, celle de l’avènement des énergies fossiles (charbon puis pétrole), lequel réorganise complètement la structure de la production des richesses et de l’ordre social qui va avec. S’ouvre alors un «nouveau régime écologique et politique» qui va en quelque sorte porter à son comble l’aveuglement aux «interdépendances entre la société moderne et son monde, ses ressources ses milieux, ses espaces». C’est la partie la plus riche du livre, où Charbonnier décrypte avec sagacité les tenants et les aboutissants de cette «civilisation acquisitive» reposant sur «le pacte scellé entre abondance et autonomie», entre croissance et démocratie.
Enfin, troisième phase, celle que nous vivons actuellement, marquée par l’altération des conditions écologiques et qui requiert pour l’auteur l’avènement d’un nouveau sujet politique collectif, qui serait capable de repolitiser l’espace démocratique post-croissance.
PUISSANCE DESSILLANTE
L’enquête de Pierre Charbonnier est remarquable en ceci qu’elle aborde des connaissances bien balisées (les idées politiques modernes) sous un angle renouvelé, un peu comme lorsqu’en tournant une pyramide, on contemple sa base carrée. Comme il est inévitable dans ce genre d’exercice d’origine académique, ses synthèses sont parfois discutables (par exemple, Marcuse, qui a analysé en profondeur les mécanismes de la vie sociale moderne, est bien plus proche de ses propres thèses qu’il ne semble l’admettre). Mais il n’empêche: ses analyses ont un véritable souffle, une authentique puissance dessillante qui en font un outil précieux, savant et original, pour repenser politiquement notre monde emporté dans le changement climatique.