BRISER LES CHAÎNES DU DÉNI
Experte en terrorisme, Jessica Stern livre le résultat d’une enquête personnelle sur un viol subi à l’adolescence
◗ Jessica Stern est une spécialiste du terrorisme aux Etats-Unis. Professeure à l’Université de Boston, elle a écrit de nombreux articles sur l’action violente et le djihadisme: Al-Qaida, le risque nucléaire, le califat de l’Etat islamique, elle connaît cela sur le bout des doigts, non pas depuis son bureau mais par de nombreuses rencontres avec des combattants du Hezbollah ou dans les camps d’entraînement au Pakistan.
Dans Déni. Mémoire sur la terreur, l’Américaine s’est lancée dans une enquête sur son propre passé: un viol, subi par sa soeur et elle lorsqu’elles avaient 15 ans, par un homme, armé, dans leur propre maison. Un événement tellement enfoui, une fêlure presque oubliée, dans une vie aujourd’hui «productive et épanouie».
Et pourtant, ce viol qu’elle a longtemps mis de côté continue d’exercer une emprise à travers des états traumatiques. «Quelque chose a été découpé au couteau et retiré de moi pendant cette heure-là – ma capacité à éprouver la souffrance et la peur», explique l’auteure. Devenue parfaitement indifférente au danger, conservant une lucidité et une efficacité froide dans les situations à risque, Jessica Stern peut aujourd’hui entrer dans un camp de futurs poseurs de bombes sans éprouver le moindre vertige. En revanche, le chant d’un oiseau dans le jardin, le tic-tac d’une horloge peuvent être source de soudaine angoisse.
Aidée par un commissaire de police qui souhaite rouvrir son dossier parce qu’il suspecte que le violeur pourrait bien être encore actif, Jessica Stern part à la recherche de son tortionnaire, de ses proches et de ses victimes. A plusieurs reprises, et ce sont là peut-être les plus belles pages de ce livre, elle interroge son propre père. En voyage d’affaires au moment des faits, sa réaction à l’époque a manqué d’empathie.
«Quelque chose a été découpé au couteau et retiré de moi pendant cette heure-là»
Or, ce père d’origine allemande est lui-même un rescapé juif de l’Allemagne nazie, et il a lui-même expérimenté – et surmonté à sa manière – l’épreuve de la terreur en tant qu’enfant.
Au coeur de ce récit, non seulement haletant mais qui se place bien au-dessus d’un exercice d’auto-apitoiement, un constat effrayant: le déni est la manière la plus commode de survivre à la terreur. Mais une fois l’événement passé, celui-ci agit comme un poison: le déni des proches, de la société entière, empêche la victime de faire le deuil et l’expose à revivre sans fin son traumatisme.
C’est ce qui touche les soldats de retour du front, atteints du fameux stress post-traumatique, et c’est ce qui est arrivé à Jessica Stern. A l’époque, en 1973, personne ne se soucie trop de ce qui est arrivé, ou du moins les proches préfèrent passer le viol sous silence: le père, qui n’écourte pas son voyage, la belle-mère déjà en train de refaire sa vie (la mère de Jessica est décédée jeune), la police qui prend note de la déposition des deux jeunes victimes avec une pointe d’incrédulité.
Déni est une oeuvre remarquable, d’abord pour sa qualité d’écriture, et aussi pour la faculté qu’a l’auteure d’objectiver la question de la violence subie. Le violeur, qui est-il au fond? Elle ne le rencontrera jamais, mais son enquête au long cours lui permet d’entrevoir son passé, un passé d’humiliation auprès de prêtres abuseurs. Et cette humiliation est le moteur souterrain de reproduction de la violence. Une violence qui peut s’exercer sous des formes très différentes. C’est ce que Jessica Stern a pu observer en interrogeant autant des miliciens cachemiris que des suprémacistes blancs. Dès lors, de la terreur au terrorisme s’articule un lien effrayant.
BLESSURES PSYCHIQUES
«Mon but en écrivant ce livre est d’aider non seulement les millions de femmes et d’hommes victimes de viol et de torture mais aussi les soldats qui risquent leur vie et reviennent avec des blessures psychiques trop insoutenables pour que nous puissions, eux et nous, en admettre l’existence», conclut Jessica Stern, en exhortant ses lecteurs à ne pas devenir complices de leur déni. Briser les chaînes du déni, c’est donc aussi permettre aux blessés de ne plus être figés dans un statut de victime et de reprendre le contrôle de leur vie.