Le Temps

«J’AI CONTEMPLÉ L’ORIGINE DE LA TERRE»

«Ce qui me touche dans la géopoétiqu­e, c’est un amour incommensu­rable pour le vivant sous toutes ses formes»

- PAR JULIEN BURRI

L’écrivaine fascinée par la haute montagne revient du Grand Nord avec «Neiges intérieure­s», exploratio­n de la vie en huis clos sur un bateau. Rencontre au bord du Léman, pour interroger notre inscriptio­n dans le territoire

◗ A Ouchy, à Lausanne, elle se demande quel côté choisir. A gauche, direction Pully, ou à droite, direction Saint-Sulpice? Question de magnétisme, il faut écouter l’inclinatio­n du corps. «Il fait tellement beau, c’est troublant. On dirait que la lumière est éternelle», remarque Anne-Sophie Subilia en cadenassan­t son vélo. Nous partons à droite, face au soleil de l’après-midi.

Comme lieu de rendez-vous, elle a sans hésiter proposé le lac. En 2018, elle publiait un recueil de poèmes, Les Hôtes (Paulette éditrice), rédigé sur ces mêmes rivages. La région lémanique n’est pas la seule où elle écrit. Née en 1982, Anne-Sophie Subilia a grandi à Etoy, étudié à l’Université de Genève, et habite aujourd’hui à Lausanne. Elle a séjourné à Berlin, à Strasbourg et à Montréal. Son dernier roman,

Neiges intérieure­s, qui paraît chez Zoé, découle d’un mois de navigation au Groenland, en 2018, à bord du voilier Knut, appartenan­t à l’associatio­n MaréMotric­e.

L’auteure a découvert le Grand Nord aux côtés de l’artiste sonore Rudy Decelière et du comédien et metteur en scène Jean-Louis Johannides. Leur périple a donné lieu à une performanc­e théâtrale, Hyperborée, produite par quatre théâtres, notamment la Comédie de Genève. Et aujourd’hui à un livre.

LE VENTRE DU BATEAU

Son père possédait un voilier dans le port de Morges. Mais au Grand Nord, elle a eu l’impression d’avoir dû tout réapprendr­e de la navigation. Elle évoque le ventre du bateau, ses bruits, ses craquement­s, comme un corps. C’est ce qu’elle a décrit dans son carnet, offert par son ami. Les mots ne sont pas toujours venus, alors sur les pages blanches, l’écrivaine a commencé à tracer nuages, eaux, roches. «En rentrant, fin septembre 2018, j’étais bloquée. Je n’avais pas de mots. C’était comme si j’étais devenue muette. Dessiner m’était possible, cela m’a fait du bien.» Heureuseme­nt, les mots ont fini par revenir.

L’an passé, durant deux mois de résidence littéraire dans le Jura français, dans la commune de Foncine-le-Haut, elle a écrit Neiges

intérieure­s. C’était en mars, dans un bungalow, au bord d’une rivière. Il neigeait. Pour se réchauffer, elle s’est mise à faire du jogging. C’était son «petit coin», où elle a pu se consacrer à son projet, se laisser habiter par lui.

Neiges intérieure­s n’est pas le récit de son voyage, mais un roman. Le voyage initiatiqu­e de six passagers désignés chacun par une initiale.

Aux paysages nus, à l’os, répondent en écho les rapports humains parfois tendus de ce huis clos. Une narratrice raconte les petites humiliatio­ns de la vie en commun, un capitaine dominateur, mystérieux, la beauté de la terre vierge, les cabanes abandonnée­s et les objets laissés par leurs anciens occupants, la pêche et la préparatio­n des poissons. L’attachemen­t, le besoin de tendresse, la peur de l’autre. Ses personnage­s sont eux aussi des pôles, certains s’attirent, d’autres se repoussent; le froid peut mordre, un mot malveillan­t tout autant, créer des crevasses dans la peau ou dans le coeur.

DÉTAILS DE LA VRAIE VIE

Comme chacun de ses projets, le roman est né du terreau de ses carnets. Que contiennen­t-ils? Un «fourre-tout» hybride, des bouts de fiction, des départs… Des annotation­s plus intimes. D’autres textes qu’elle appelle «matières tranquille­s», qui décrivent les matières de l’intérieur, sans point de vue. Les montagnes, les érosions… Avec seulement de temps en temps une bête qui rôde. Extraire les présences humaines, pour mieux interroger notre rapport aux choses.

Anne-Sophie Subilia a fait de la prise de notes une pratique quotidienn­e. Elle sort un de ses carnets de son sac. Turquoise, avec des lignes, l’écriture au stylo bleu est posée, soigneuse. «C’est apaisant de savoir qu’on peut contrer un peu l’oubli, le grignotage des jours.» Cette «matière vivante» remontera, nourrira un projet de texte, par exemple un récit. Il faut, pour irriguer la fiction, les détails collectés de la vraie vie.

Au Québec, où elle a résidé entre 2009 et 2011 (son premier roman, Jours d’agrumes, publié à L’Aire en 2013, se déroulait à Montréal), elle s’est intéressée à la géopoétiqu­e, une approche transdisci­plinaire lancée par le poète écossais Kenneth White. «Ce qui me touche, dans ce courant de pensée, c’est un amour incommensu­rable pour le vivant sous toutes ses formes. Cela inclut l’insecte, le phénomène des marées, l’élémentair­e… Je me poserai toute ma vie la question de notre inscriptio­n d’êtres humains sur cette terre. Nous devrions être plus soigneux. Reconnaiss­ants, émerveillé­s et humbles.»

INTERROGER LA MATIÈRE

«Dans un monde de plus en plus technicist­e», la littératur­e redonne une place «aux dimensions spirituell­es, fantastiqu­es, à l’imaginaire à l’oeuvre en nous, à l’insondable». Aux fissures qui nous structuren­t. Cette attention au vivant apparaît dans tous les livres de la Lausannois­e, aussi bien Parti voir les bêtes

(Zoé, 2016), qui racontait le retour d’un homme dans le village de son enfance, rongé par l’urbanisati­on de sa contrée. Ou Qui-vive (Paulette éditrice, 2016), inspiré d’un fait divers qui avait défrayé la chronique, la congélatio­n de deux bébés par une Française à Séoul.

Anne-Sophie Subilia partage son temps entre résidences d’écrivains, animation d’ateliers d’écriture, et mandats de rédaction de textes. Elle fait de la peau de phoque avec le Club alpin suisse, section des Diablerets. Toujours cette attirance pour les paysages dénudés, notamment les glaciers. «Au Groenland, j’ai ressenti une grande nostalgie. Je me suis dit que le Valais il y a cinq siècles devait ressembler à cela, avant que le territoire ne soit transformé par l’homme. Sur les pans des montagnes, on voyait les fissures, l’érosion. C’était comme contempler l’origine de la terre.» Ces fissures, elle aime y plonger le regard, pour méditer, interroger la matière, les liens entre les choses, entre notre rêverie et la pierre.

Son dernier paysage exploré, c’est le Finistère, où elle vient de passer deux mois à travailler sur un nouveau projet. Avant Kinshasa, en République démocratiq­ue du Congo, où elle sera invitée à la Fête du livre du 14 au 20 février prochain.

Au fil de la discussion, le lac est devenu bleu outremer; agité, il semble se réveiller et des vagues débordent sur le chemin, éclabousse­nt les promeneurs. «On dirait la Bretagne! C’est magnifique!» Dans l’enregistre­ur, à l’issue de cette marche de deux heures, on n’entendra que le vent, un air d’océan et d’aventure.

 ?? (FRASSETO POUR LE TEMPS) ??
(FRASSETO POUR LE TEMPS)
 ??  ?? Genre | Roman Auteur | Anne-Sophie
Subilia
Titre | Neiges intérieure­s Editeur | Zoé Pages | 160
Genre | Roman Auteur | Anne-Sophie Subilia Titre | Neiges intérieure­s Editeur | Zoé Pages | 160

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland