Le Temps

LE DÉFI DÉMOCRATIQ­UE POSÉ PAR L’EXÉCUTION DU GÉNÉRAL SOLEIMANI

- PAR GAUTHIER AMBRUS

L’assassinat commandé du haut gradé iranien par Donald Trump interroge la relation de leurs concitoyen­s respectifs à leurs dirigeants. Une relation au coeur du poème que Walt Whitman a composé en mémoire du président Lincoln, en 1865

Les images télévisées des mouvements de foule autour de la dépouille du général Soleimani, juste après son assassinat, avaient quelque chose de frappant et de dérangeant à la fois. Frappantes, elles l’étaient du simple fait qu’on n’a plus guère l’habitude d’assister à un tel déchaîneme­nt d’émotions collective­s autour d’un seul individu, comme si le sort de tout un peuple en dépendait intimement. Mais ces mêmes réactions, une fois passé le moment d’étonnement, ont vite fait de mettre mal à l’aise: Soleimani, si adulé aujourd’hui qu’il est mort, n’était-il pas hier le symbole de la violence politique à l’oeuvre dans la République islamique d’Iran, celui qu’on accuse d’être derrière la répression meurtrière des manifestat­ions de l’automne dernier? Comment est-il possible que ceux qui l’avaient conspué ou avaient subi les balles de ses milices quelques semaines plus tôt se retrouvent devant son cercueil, communiant dans le chagrin avec le reste de la population?

L’explicatio­n tient en quelques mots: la frappe américaine qui tua le général de légende a provoqué

«Ô Capitaine! Mon Capitaine! Lève-toi pour écouter les cloches.Lève-toi: pour toi le drapeau est hissé, pour toi le clairon trille, Pour toi les bouquets et guirlandes enrubannée­s, pour toi les rives noires de monde, Elle appelle vers toi, la masse ondulante, leurs visages passionnés se tournent […]» (WALT WHITMAN, «Ô CAPITAINE! MON CAPITAINE!»)

les Iraniens une brusque perte de repères, plus redoutable que le passif sanguinair­e du personnage. Il était sans doute inconcevab­le pour la plupart d’entre eux que Soleimani puisse chuter aussi vite de son piédestal militaire et symbolique. Avec lui, c’est un morceau de l’histoire du pays qui s’effondre, une part de son prestige, capable d’élever un obscur militaire au rang de figure d’autorité nationale, peutêtre d’autant plus importante et rassembleu­se qu’elle n’était pas issue des rangs cléricaux.

Autres temps et lieux. Mais autres moeurs? Le 15 avril 1865, soit moins d’une semaine après la fin de la guerre de Sécession, Lincoln meurt assassiné par un sudiste irréductib­le, provoquant un immense émoi dans les Etats du Nord. Walt Whitman compose dans la foulée un poème en hommage au président défunt, qui paraît la même année et qui sera repris deux ans plus tard dans une réédition de son oeuvre majeure, Feuilles d’herbe.

FOULE ORPHELINE

Le texte est sans titre, comme si la douleur n’avait pas permis la distance nécessaire pour lui en fournir un. On le désigne couramment par ses mots d’ouverture, «Ô Captain! My Captain!», tournés vers la figure fantomatiq­ue à laquelle il s’adresse. Les vers de Whitman acquerront rapidement une aura extraordin­aire aux EtatsUnis, parvenant à diffuser la puissante émotion historique dont ils vibrent bien au-delà de ses circonstan­ces d’origine, alors qu’elle est sans doute devenue à peu près incompréhe­nsible sinon.

Lincoln n’y est jamais nommé. On le devine derrière ce capitaine anonyme, accueilli en triomphe par tout un peuple qui l’attend sur la rive, après l’avoir vu guider le vaisseau Etats-Unis à travers les tempêtes meurtrière­s qui ont failli l’engloutir. Mais l’image qui magnifie ainsi la victoire du président bascule soudain dans son contraire. Car le capitaine gît sans vie sur le pont du navire, désormais sans maître pour le gouverner. La foule démocratiq­ue qui le fête ingénument ne sait donc pas qu’elle est en réalité orpheline. Il reste quelque chose de cela dans les Etats-Unis d’aujourd’hui.

La suppressio­n de Soleimani, fruit d’un caprice irresponsa­ble de l’autorité politique, a aussi eu une victime imprévue: le leadership moral du président en titre, qui laisse son pays sans boussole. L’Iran et les Etats-Unis se retrouvent du coup dans des situations similaires. Aux deux nations de savoir maintenant – comme les Américains de 1865 – se passer des figures d’autorité, qu’elles soient charismati­ques ou inquiétant­es, condition sine qua non de l’apprentiss­age démocratiq­ue.

Chaque semaine, Gauthier Ambrus, chercheur en littératur­e, s’empare d’un événement pour le mettre en résonance avec un texte littéraire ou philosophi­que.

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