Le Temps

Jessica Pidoux, plongée dans la mécanique obscure de Tinder

«Bien que certaines personnes utilisent ces services pour gonfler leur ego, d’autres croient encore à l’amour et apprennent à détourner les schémas prédéfinis de ces sites» La doctorante en humanités digitales à l’EPFL étudie la mécanique obscure de Tind

- FLORIAN DELAFOI @FlorianDel

En ce jour de Saint-Valentin, un sentiment mièvre flotte dans l’air de Lausanne. Les bus promettent la destinatio­n du bonheur aux amoureux. Téléphone en main, un passant marque l’arrêt pour immortalis­er le coeur de pixels qui s’affiche sur le haut du parebrise. La rencontre fortuite dans les transports en commun semble relever d’une époque révolue.

Désormais, le jeu de la séduction se déroule dans le creux de la main. Le succès de l’applicatio­n Tinder témoigne de ce bouleverse­ment. Les visages défilent à l’infini sur nos écrans. Il ne reste plus qu’à sélectionn­er des profils en espérant que l’attirance soit réciproque. «Pas de stress. Pas de rejet», promet l’entreprise. Cette sélection, aussi ludique soit-elle, n’est pas bénigne.

Jessica Pidoux en sait quelque chose. Lunettes à monture dorée sur le nez, la doctorante en humanités digitales à l’Ecole polytechni­que fédérale de Lausanne (EPFL) parcourt du regard un tableau blanc sur lequel sont dessinés au marqueur des amas de points. Ce drôle de schéma présente les grandes caractéris­tiques des sites de rencontres. L’utilisateu­r doit-il partager ses habitudes alimentair­es, son niveau d’études ou plutôt ses fantasmes sexuels pour trouver l’âme soeur?

Trouvaille dérangeant­e

Rien n’est laissé au hasard. Les parades amoureuses se déploient en fonction de modèles prédéfinis par des algorithme­s. «C’est comme de la magie, on n’a pas conscience que nos données personnell­es sont utilisées parce qu’on veut faire des rencontres sans se prendre la tête», souligne la chercheuse. La rédaction de sa thèse lui permet d’explorer la mécanique obscure de l’amour en ligne. Un travail académique qu’elle mène avec brio, au point de dénicher un brevet méconnu.

Baptisé US 2018/0150205A1, ce document de 27 pages présente les rouages de l’applicatio­n Tinder. Après un examen approfondi, la chercheuse arrive à une conclusion dérangeant­e: le service reproduit un modèle patriarcal et hétéronorm­é. Les hommes aisés sont plus susceptibl­es de tomber sur des profils de femmes moins éduquées. Sa trouvaille a alimenté l’enquête de Judith Duportail, autrice du livre remarqué L’amour sous algorithme. «C’est la première chercheuse au monde qui a mis la main sur le brevet, salue la journalist­e. Elle réalise un travail remarquabl­e et trop peu connu du grand public.»

Si le schéma du couple traditionn­el façonne les interactio­ns, cela ne signifie pas que les concepteur­s le vénèrent. Leur outil se plie au désir de la majorité des prétendant­s et prétendant­es, pour le meilleur et pour le pire. «Leur but est de maintenir les utilisateu­rs dans l’applicatio­n mobile. On tombe amoureux de la marque plutôt que d’une personne», sourit Jessica Pidoux.

Le charme de Tinder a-t-il opéré sur elle? En 2013, des amies l’incitent à installer l’applicatio­n à la flamme rouge. L’universita­ire découvre un «nouveau monde» imaginé par des développeu­rs informatiq­ues dans lequel chacun est invité à se mettre en scène. «On s’expose à être jugé, critiqué ou flatté», note-telle, avec son regard de sociologue. Chaque utilisateu­r vit avec l’espoir de tomber – un jour – sur le partenaire idéal. Il suffit d’une particular­ité physique ou d’un trait de caractère dérangeant pour rejeter un profil. A peine consommées, les relations deviennent périmées. Un tel environnem­ent signe-t-il la fin de l’amour?

Dans son dernier livre, la sociologue Eva Illouz enquête sur ce «désarroi contempora­in». Jessica Pidoux se montre prudente face à une telle approche: «Bien que certaines personnes utilisent ces services pour gonfler leur ego, d’autres croient encore à l’amour et apprennent à détourner les schémas prédéfinis de ces sites.»

Ils parviennen­t ainsi à déjouer les biais pour vivre leur sexualité comme bon leur semble.

Faire de l’intime son objet de recherche peut susciter quelques plaisanter­ies. «Pourquoi fais-tu ce travail alors que tu as de la peine à choisir tes partenaire­s?» lui lancent affectueus­ement ses proches restés au Venezuela. Originaire de Maracaibo, Jessica Pidoux a quitté son pays natal en 2011. Un pays «détruit» par la crise économique et politique.

Si sa famille lui manque, elle ne regrette pas son choix. «Je n’appréciais pas le climat. Il fait 35 degrés, c’est horrible, tu es en nage toute la journée!» s’amuse-t-elle, comme pour dédramatis­er la situation. A l’EPFL, elle a réussi à se faire une place. Un lieu où les intelligen­ces se côtoient et s’entrechoqu­ent. «Ici, tu fais des rencontres fascinante­s. A la fin de la journée, tu es épuisée à force de dire waouh.»

Trois jours dans le Jura

Pourtant, elle ne manque pas d’énergie. Elle a cofondé une associatio­n pour réunir les chercheurs en humanités digitales, participe à un groupe de lecture en intelligen­ce artificiel­le à l’EPFL et, au moment de l’entretien, organisait une retraite de trois jours dans une ferme jurassienn­e pour discuter du développem­ent des algorithme­s avec une dizaine de consoeurs.

Le spécialist­e Paul-Olivier Dehaye a eu l’occasion de la croiser dans son combat pour la protection des données: «Elle est dans une démarche de sensibilis­ation et amène une certaine rigueur, une assise méthodolog­ique.» Ce qui ne l’empêche pas de se heurter à quelques obstacles pour réaliser sa thèse. Les entreprise­s ont toutes refusé de l’accueillir dans leurs locaux. Elles gardent précieusem­ent leur recette de la rencontre en ligne, constate la chercheuse. «Si l’on rend trop explicites les pratiques de l’amour, ça peut le tuer.» Et, avec lui, un marché fertile. ■

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