Le Temps

Briser le silence pour atténuer la souffrance des enfants de parents alcoolique­s

- MARIE-PIERRE GENECAND Sur Papaboit.ch ou Mamanboit.ch,

Le livre illustré «Elena entre en jeu» raconte comment une fillette prête main-forte à une copine de classe dont la famille est rongée par la boisson. La consigne? Briser le silence, toujours, car l’enfant de parents dépendants est terribleme­nt seul

Que peut faire une élève quand le père de sa copine de classe boit et se montre violent? Signaler le cas à un adulte, absolument. Soit à l’enseignant(e), soit à ses propres parents. C’est la meilleure manière d’aider son ou sa camarade et c’est ce que fait la courageuse Elena dans un livre éloquent destiné aux enfants. Ecrit par Philipp Frei, porte-parole de la Croix-Bleue Suisse, et illustré par Yasmine Sihite, Elena entre en jeu (Ed. Cabédita) vient de sortir à l’occasion de la semaine nationale «Enfants de parents dépendants», orchestrée par Addiction Suisse du 10 au 16 février dernier.

Ne pas se voiler la face

Dans notre pays, on estime que 100000 mineurs vivent avec un parent alcoolique et souvent, par souci de discrétion ou par manque de courage, la famille élargie et les amis ferment les yeux sur cette réalité. Or, clament les spécialist­es, «le plus important, c’est que les enfants ne restent pas seuls dans ce genre de situation». En parlant de Jessica à ses parents, Elena a eu raison.

«Pour un enfant, vivre avec un parent alcoolique, c’est vivre dans un climat familial conflictue­l, imprévisib­le et incohérent, face à un parent que l’on aime et que l’on redoute simultaném­ent. C’est être confronté à la peur, la honte, la culpabilit­é et l’isolement.» Le diagnostic d’Addiction Suisse fait frémir. Visiblemen­t, quand, dans un foyer, l’alcool fait la loi, l’enfant n’est pas roi.

Mais le pire, poursuit l’organe de prévention national, c’est que «par loyauté, parce qu’il aime et veut protéger le malade, l’enfant tait la situation et porte seul cette souffrance, parfois toute sa vie». D’ailleurs, poursuit la structure, le risque pour cet enfant de développer lui-même des problèmes de dépendance plus tard est jusqu’à six fois plus élevé que pour un enfant vivant dans une famille standard…

Jessica est une proie parfaite

Lorsqu’on rencontre une telle situation, il faut donc en parler, la signaler à l’enseignant de l’enfant concerné, aux services de protection de la jeunesse ou encore aux services psychologi­ques scolaires, invite la Croix-Bleue. Si l’on souhaite conserver l’anonymat, on peut simplement contacter des lignes de soutien comme La Main Tendue (143), Pro Juventute (147) ou SOS Alcool (0848 805005). L’interventi­on dépendra de la gravité du cas. Si le parent alcoolisé se rend coupable de mauvais traitement­s, il peut y avoir un placement.

Mais le plus souvent, c’est surtout d’un soutien et de repères dont a besoin l’enfant lésé. Addiction Suisse encourage donc l’entourage – famille, amis, mais aussi psychologu­e, médecin, éducateur – à prendre le relais. Le simple fait que le mineur en difficulté puisse compter sur un adulte de confiance à qui il livre ses peines et qui lui offre de temps en temps une journée structurée et des activités stables contribue déjà beaucoup à son épanouisse­ment. Encore une fois, c’est l’isolement, le tabou et la honte qui pèsent le plus sur l’enfant dont les parents sont dépendants. La bonne attitude? «Lui répéter que ce n’est pas de sa faute, sans pour autant juger les parents, car il faut à tout prix éviter le conflit de loyauté.»

Cette notion de zone interdite est bien brossée dans Elena entre en jeu. Lorsque Jessica arrive à l’école en cours d’année, un peu perdue et mal habillée, elle est directemen­t le souffre-douleur de la classe et devient même la cible d’un mobbing systématiq­ue. Sac arraché, pique-nique renversé: parce qu’elle rase les murs et qu’elle parle peu, Jessica est la proie parfaite des enfants les plus turbulents qui lui font payer cette marginalit­é. C’est justement après un épisode de harcèlemen­t qu’Elena, l’héroïne, entre en jeu. Ulcérée par cet acharnemen­t, la fillette aux couettes blondes ramasse le sac déchiré de Jessica et la suit jusque chez elle pour le lui rapporter.

Il est si difficile de parler!

Là, elle a à peine le temps d’apercevoir le logement de sa copine qui «prend son sac à dos, murmure un merci et referme la porte», mais en garde une impression tenace. Une obsession très bien rendue dans l’ouvrage. «L’appartemen­t avec toutes les bouteilles de bière – elle n’arrive pas à sortir ces images de sa tête», dit la légende qui jouxte un dessin où l’on voit Elena, allongée sur son lit, son nounours serré sur son ventre, qui fixe le plafond, la mine perplexe.

Même désarroi, le soir au souper. Elena «pousse la nourriture d’un bord à l’autre de son assiette. Elle pense encore et toujours à Jessica – que peut-elle bien faire en ce moment?» La petite fille a l’intuition que quelque chose cloche, sans pouvoir mettre de mots sur le trauma vécu par Jessica. D’ailleurs, elle ne raconte pas tout de suite cette situation à ses parents.

Des semaines s’écoulent avec, d’un côté, le malaise d’Elena et, de l’autre, la méchanceté infligée à Jessica. Il est si difficile de parler, de dénoncer! En témoigne ce dessin déchirant qui montre la fillette aux couettes blondes observer de loin Jessica en train de se faire harceler. En légende, on lit, écrit en gras: «Elena ne sait pas ce qu’elle doit faire.»

Il faudra un coup de pouce du destin. Un jour d’été, alors qu’Elena et son ami Toby sortent jouer au foot, ils croisent Jessica qui tire derrière elle un gros sac rempli de bouteilles de bière vides. Ils l’aident à porter la lourde charge jusqu’au centre de tri et, tandis que les trois enfants sont couchés dans l’herbe, épuisés, Jessica se met à raconter.

La force du témoignage

Son papa qui boit et devient méchant après. Sa mère «fatiguée et en pleurs». La page de ces aveux est noire, les personnage­s apparaisse­nt tels des fantômes à peine esquissés. Cette fois, parce qu’elle a reçu les infos et qu’elle a confié son ours Bobo à son amie qui en a plus besoin qu’elle, Elena «raconte toute l’histoire» à ses parents. Lesquels saluent le courage de leur fille et expliquent que, selon la situation, «il faut parfois demander de l’aide à des personnes spécialisé­es».

Là aussi, beaucoup de finesse de la part de l’auteur. Avant de parler à l’enseignant­e, les parents demandent à Elena si elle est d’accord. «Elena réfléchit pendant un long moment. Mais elle finit par dire oui.» Cette dernière phrase, décisive, est écrite en gras. Intuitivem­ent, l’enfant sait que «dire oui» revient à enclencher tout un processus. De fait, dans l’ouvrage, la famille de Jessica suit une thérapie de groupe, puis le père rejoint une clinique pour un sevrage. Le foyer retrouve un visage humain et Jessica peut désormais savourer un quotidien serein.

Dans la vraie vie, tous les cas ne connaissen­t pas un tel happy end. Mais le principal, dit la fable, c’est que, enfant ou adulte, nous devons ouvrir les yeux et intervenir. La sacro-sainte discrétion romande n’a, ici, pas son mot à dire.

▅ enfants et adolescent­s trouvent des réponses à leurs questions, des adresses ainsi qu’un forum de discussion.

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(CABEDITA.CH) Dans la noirceur de la vie: à gauche, à la porte du domicile de Jessica, à peine entrouvert­e; et à droite, la fillette parle enfin de ce qui se passe chez elle.

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