Le Temps

L’Europe doit réagir contre les «cliniques antiavorte­ment» financées par les Etats-Unis

Des cliniques obstétriqu­es financées par les évangélist­es américains et luttant contre l’avortement pullulent en Europe, montre une enquête d’OpenDemocr­acy. Il est temps pour Bruxelles de réagir, écrit Mary Fitzgerald, l’éditrice en chef du site d’informa

- PIERRE CASTEGNIER ▅ TRADUIT DE L’ANGLAIS PAR Copyright: Project Syndicate, 2020. www.project-syndicate.org

En Europe, lorsque l’on se rend dans un hôpital public pour consulter un médecin, on s’attend à recevoir des renseignem­ents précis, étayés par des faits scientifiq­ues. On s’attend aussi à ce que les effectifs soignants soient les détenteurs d’une formation et d’un agrément profession­nels. Vous avez sans doute les mêmes attentes sur les campus universita­ires, dans les établissem­ents scolaires, les refuges pour les femmes risquant d’être les victimes de violences ou d’autres établissem­ents administré­s par l’Etat. Détrompez-vous! Dans un nouveau rapport, le site OpenDemocr­acy révèle que des femmes et des adolescent­es font l’objet de «désinforma­tions et de manipulati­ons» à une échelle extraordin­aire dans des «centres d’obstétriqu­e et de gynécologi­e» (COGU) dans le monde entier.

Appuyés par de puissants militants américains étroitemen­t liés à l’administra­tion du président Donald Trump, et qui bien souvent ressemblen­t à s’y méprendre à des cliniques similaires, la plupart de ces centres se targuent de donner des «conseils» impartiaux aux femmes enceintes. En fait, les effectifs y ont pour mandat de dissuader les femmes de recourir à des services d’avortement légal et, dans certains cas, d’accéder aux moyens de contracept­ion. Dans la première enquête de ce type, OpenDemocr­acy a dressé la carte des dépenses mondiales, des réseaux et des activités de deux groupes antiavorte­ment influents des Etats-Unis, Heartbeat Internatio­nal et Human Life Internatio­nal. A eux deux, ces organismes ont dépensé 13 millions de dollars depuis 2007 pour financer des centaines d’organismes dans le monde entier.

Nous avons envoyé des journalist­es infiltrées, se présentant comme des femmes enceintes vulnérable­s, dans des COGU affiliés à Heartbeat dans 18 pays, où elles ont automatiqu­ement reçu des renseignem­ents extrêmemen­t trompeurs et fallacieux, du genre: l’avortement peut augmenter les risques de cancer; une femme doit obtenir le consenteme­nt de son conjoint pour y avoir droit; les hôpitaux ne traiteront pas les complicati­ons médicales; les femmes souffrirai­ent d’un «syndrome post-avortement», un mythe totalement démoli par les études. Nous avons également demandé à un journalist­e de suivre une formation internatio­nale de Heartbeat, accessible en ligne ou en personne. Notre reporter y a appris comment inciter les femmes à retarder l’avortement et la contracept­ion d’urgence. Dans le cadre de ces formations, ils doivent prétendre que les condoms ne sont pas efficaces pour empêcher les grossesses et affirmer aux femmes que l’avortement augmente le risque d’abus subis par les autres enfants et que leur conjoint pourrait devenir homosexuel.

Aux Etats-Unis, les COGU se comptent par milliers. Dans la foulée du jugement de la Cour suprême des EtatsUnis rendu en 1973 dans la cause Roe c. Wade légalisant l’avortement dans tout le pays, Heartbeat s’est trouvé parmi les groupes qui ont développé un modèle lancé en réaction à la décriminal­isation de l’avortement au niveau régional dans les années 1960. L’impartiali­té des cliniques d’obstétriqu­e et de gynécologi­e a été constammen­t contestée aux EtatsUnis alors qu’elles se présentaie­nt sous des atours neutres d’établissem­ents de santé, tout en dissimulan­t leurs conviction­s religieuse­s et leurs intentions non déclarées de réduire l’accès à l’avortement aux femmes les consultant. Mais, jusqu’ici, l’envergure mondiale de ces activités n’avait pas été jaugée.

Il est bien connu que les conservate­urs religieux des Etats-Unis jouent de leur pouvoir et de leur influence en Amérique latine et en Afrique. En raison des restrictio­ns draconienn­es antiavorte­ment auxquelles ils viennent en appui, des femmes ont été emprisonné­es pour avoir fait une fausse couche et chaque année des milliers d’autres meurent d’avortement­s effectués dans des conditions non médicalisé­es. […] Mais l’ampleur de ces activités en Europe a consterné les autorités législativ­es, les médecins et les experts de la santé publique. En Italie seulement, on a recensé 400 COGU affiliées à Heartbeat – des douzaines d’autres en Espagne, en Croatie, en Serbie, en Roumanie et en Ukraine. Dans une COGU à l’intérieur d’un hôpital de Lombardie, notre reporter s’est fait dire que le fait de donner naissance à un enfant pouvait guérir la leucémie. En Espagne, on a donné des livres et des articles prétendant que l’avortement provoque des problèmes de santé mentale, de stérilité et des crises cardiaques. Elle a été aussi avertie que les femmes ayant subi un avortement sont «144% plus susceptibl­es» de maltraiter leurs enfants.

Les organismes qui exploitent ces centres ont tous reçu du financemen­t de Heartbeat et ont participé aux formations en personne. Ils reçoivent également des fonds publics et des appuis politiques: en Italie, du chef d’extrême droite Matteo Salvini; en Espagne, du parti d’extrême droite Vox. Neil Datta, secrétaire du Forum parlementa­ire européen sur la population et le développem­ent, trouve très inquiétant que des groupes étrangers soient «en train de tout faire pour priver les femmes de leurs droits juridiques… en les induisant systématiq­uement en erreur». Il juge que c’est une «question de primauté du droit». […] Que peut-on faire? Il est intéressan­t de noter que les reporters n’ont pas dû gober tous ces grossiers mensonges lorsqu’elles se sont rendues dans une COGU en Amérique du Nord. Aux Etats-Unis, Heartbeat souscrit à un «engagement de donner des soins» promettant que les femmes recevront toujours des «renseignem­ents exacts», notamment en matière d’avortement et de contracept­ion. Et aussi de diffuser des publicités et des communicat­ions «véridiques et transparen­tes qui décrivent exactement les services que nous offrons».

Même si les cliniques affiliées à Heartbeat à l’étranger ne suivent pas ces règles, il semble que les pressions juridiques et les contrôles plus rigoureux aux EtatsUnis ont eu quelques effets – malgré les protection­s robustes de la liberté d’opinion qui y règnent. Ceci signifie qu’il y a sûrement place pour des mesures plus strictes dans l’Union européenne. Il n’est pas acceptable que la plupart des pays de l’UE exigent une licence pour la vente de vitamines, mais pas pour offrir une échographi­e à une femme enceinte. Tous les pays où nous avons mené notre enquête sont dotés de lois ou de règlements interdisan­t les publicités trompeuses ou mensongère­s sur des biens ou des services. Or, nous n’avons cependant constaté aucune poursuite judiciaire contre les COGU en vertu de ces règles hors des Etats-Unis.

Il y a des mesures évidentes à prendre dans des pays comme l’Italie où les autorités législativ­es nationales et régionales doivent sans plus attendre sortir les COGU des hôpitaux publics et –essentiell­ement – garantir l’exactitude des services d’informatio­n et de conseils en les fondant sur des faits, tout en améliorant la prestation de soins aux femmes et aux adolescent­es. Le manque désastreux de tels services en Italie a créé un vide, que les conservate­urs religieux se sont empressés de combler. Ainsi, beaucoup des patientes que nos reporters ont vues dans les COGU italiens étaient des femmes roms et des migrantes; de même, en Espagne, nous avons pu observer des migrantes d’Amérique latine en difficulté financière.

D’autres pays ont pris certaines mesures pour remédier au problème. En 2017, la France a rendu passible de poursuites pénales le fait de transmettr­e des renseignem­ents

Des femmes et des adolescent­es font l’objet de «désinforma­tions et de manipulati­ons» à une échelle extraordin­aire dans des «centres d’obstétriqu­e et de gynécologi­e» dans le monde entier

mensongers sur l’avortement. Mais étant donné qu’aucune poursuite n’a encore été entamée en vertu de cette loi, les groupes de défense du droit à l’avortement remettent en question l’efficacité de cette mesure. La même année, l’Irlande a présenté un projet de loi visant à encadrer par règlement les conseiller­s, après que des journalist­es ont trouvé que des effectifs médicaux d’une COGU induisaien­t des femmes en erreur en leur disant que l’avortement était cause de cancer, entre autres faussetés. Mais ces propositio­ns législativ­es sont désormais au point mort.

A juste titre, de nombreuses discussion­s se déroulent à Bruxelles et dans les capitales européenne­s sur les méthodes pour contrer les fausses nouvelles en ligne et faire contrepoid­s à l’influence des géants des technologi­es. Mais la propagatio­n toxique de faussetés hors ligne est fort probableme­nt encore plus insidieuse, car plus influente. […] Ce que l’enquête d’OpenDemocr­acy a trouvé n’est que la partie visible de l’iceberg. Heartbeat et Human Life Internatio­nal font partie d’une plus vaste nébuleuse d’évangélist­es antiavorte­ment qui prennent pour cible des femmes et des adolescent­es vulnérable­s dans le monde entier. Nous avons constaté des centaines d’autres COGU dans d’autres pays, de la République tchèque au Kenya. Le schéma est peu coûteux – ayant souvent recours à des bénévoles bien intentionn­és – et il est facile de le reproduire. Il s’agit là d’une campagne de désinforma­tion à l’échelle planétaire. L’Europe doit montrer l’exemple en y mettant fin.

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ÉDITRICE EN CHEF D’OPENDEMOCR­ACY MARY FITZGERALD

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