Le Temps

Hubert Niggli: «Non à l’activisme»

GESTION Hubert Niggli, directeur des placements de la Suva, le plus grand investisse­ur institutio­nnel du pays, estime que si l’actionnair­e d’un groupe énergétiqu­e change, ses émissions de CO2 ne diminuent pas. La priorité est accordée au dialogue

- PROPOS RECUEILLS PAR EMMANUEL GARESSUS, ZURICH @garessus

Hubert Niggli, directeur des placements de la Suva, le plus grand investisse­ur institutio­nnel du pays, estime que si l’actionnair­e d’un groupe énergétiqu­e change, ses émissions de CO2 ne diminuent pas. Le dialogue passe avant l’activisme.

Hubert Niggli gère les 54 milliards de francs d’actifs de la Suva, premier investisse­ur institutio­nnel suisse. Son équipe regroupe 40 profession­nels de la gestion auxquels il faut ajouter les spécialist­es en immobilier. Cela correspond à environ un employé par milliard de francs sous gestion.

Si depuis l’an 2000, sa performanc­e dépasse de 7 points de pour cent celle de l’indice de référence, en 2019, elle lui a été inférieure. Hubert Niggli est aussi un membre fondateur de l’Associatio­n suisse des investisse­urs responsabl­es (ASIR), ce qui en fait une personnali­té de référence en matière d’investisse­ments ESG (critères environnem­entaux, sociaux et de gouvernanc­e). Il répond à nos questions sur l’avenir des marchés et en particulie­r des investisse­ments durables.

En matière d’investisse­ments durables, qu’attend de vous le conseil de la Suva, lui qui est formé de 16 représenta­nts des salariés, 16 des employeurs et 8 de la Confédérat­ion? Les investisse­ments durables sont inscrits dans nos règlements depuis les années 1990. Notre conseil d’administra­tion paritaire et le fait que nous couvrions la moitié de la population active contre le risque d’accidents nous obligent à respecter les intérêts de la population en matière d’investisse­ments, c’est-à-dire une forme de consensus général.

La pression du conseil en faveur d’une finance durable semble modeste, non? N’avez-vous pas de critères annuels précis? Notre critère, c’est le consensus auprès des assurés tel qu’il est inscrit dans la loi et dans les accords internatio­naux signés par la Confédérat­ion, comme l’Accord de Paris sur le climat. Nous sommes aussi membres fondateurs (2015) de l’Associatio­n suisse pour des investisse­ments responsabl­es (ASIR), avec l’AVS, Publica, et d’autres grandes caisses de pension.

Nous effectuons nous-mêmes la sélection de titres dans lesquels nous investisso­ns (plutôt que d’investir dans des produits indiciels). Notre analyse de chaque entreprise porte sur les critères durables, les aspects financiers, le management et la stratégie. Nous sommes convaincus qu’une entreprise qui sous-estime les critères durables rencontrer­a moins de succès sur les marchés. Mais nous ne séparons pas nos placements en deux portefeuil­les, l’un durable et l’autre non. Nos critères sont valables pour tous les placements.

Avez-vous des actions de sociétés spécialisé­es dans le charbon, le gaz et le pétrole? Notre critère, c’est l’Accord de Paris. Pour atteindre cet objectif, la Suva, en tant qu’organisati­on, réduit sa production de CO2. Depuis 2014, nous avons réduit nos émissions de 30%.

Dans les placements financiers, nous distinguon­s entre les nouveaux et les anciens investisse­ments. Nous n’amenons plus de capitaux aux industries qui exploitent et produisent du pétrole. Il faut savoir que si l’actionnair­e d’une entreprise énergétiqu­e change, ses émissions de CO2 ne sont pas réduites pour autant. Par contre, si elle n’obtient pas de financemen­t supplément­aire, l’impact est réel en termes de CO2.

Sur le marché des actions cotées, nous sommes financiers et partenaire­s des entreprise­s spécialisé­es dans les énergies fossiles, y compris pétrolière­s, depuis des décennies. Il nous paraît important de les accompagne­r dans la phase de transition énergétiqu­e, y compris en leur amenant de nouveaux fonds pour leur réorientat­ion. Nous discutons avec ces entreprise­s pour les influencer.

Est-ce que le pourcentag­e des votes des investisse­urs institutio­nnels aux assemblées générales sur les questions environnem­entales est une bonne mesure d’une politique volontaris­te à l’égard du climat? C’est plus compliqué. Pour une entreprise spécialisé­e dans le pétrole depuis un siècle, la transforma­tion représente un travail colossal. L’activisme qui se manifeste lors de certaines assemblées générales n’est pas constructi­f, à mon avis. Nous préférons la discussion. Cela suppose pour nous de développer un savoir-faire en matière d’énergie. Nous publions sur notre site web l’ensemble de nos votes aux AG.

Dans la sidérurgie, un grand consommate­ur d’énergie, nous avons analysé les entreprise­s qui avançaient trop lentement en matière de réduction des émissions. Avec d’autres investisse­urs, nous faisons pression sur leurs directions. Nous nous engageons aussi à supprimer le travail des enfants dans l’industrie du cacao de certains pays.

Quand et comment avez-vous commencé personnell­ement à approfondi­r vos connaissan­ces en finance durable? Depuis fin 2015, je suis membre fondateur de l’ASIR, organisati­on que j’ai présidée durant une année. Je m’investis dans le processus d’«engagement» des institutio­nnels auprès des entreprise­s cotées afin de modifier leur comporteme­nt. Peu après sa création en 2014, je suis aussi entré au sein de Swiss Sustainabl­e Finance, la plateforme qui cherche à développer la finance durable en Suisse. J’ai été vice-président de ce réseau durant plusieurs années. Je connais donc relativeme­nt bien la finance durable.

Quelle est votre opinion de la Suisse en matière de finance durable? La Suisse est avant tout pragmatiqu­e et ses investisse­urs le sont aussi. Ils réfléchiss­ent longuement et distinguen­t entre ce qui est sensé et utile et ce qui n’est qu’un pur produit de marketing. La qualité du débat est d’un bon niveau. Les banques sont très actives et développen­t des produits en conséquenc­e. Le petit investisse­ur est dépendant de la qualité de ceux-ci.

Comment distinguez-vous les produits vraiment durables du «greenwashi­ng»? C’est le fruit de l’expérience et du jugement profession­nels. Il est difficile de distinguer, à l’aide d’une définition ultime et valable dans tous les cas, entre un produit qui améliore l’environnem­ent et un instrument dont seul le «vernis» est vert.

Il est certain que la place financière n’est pas un club d’amateurs. Les montants en jeu son considérab­les. Si quelqu’un constate qu’un label ou un rapport favorable permet de gagner de l’argent, il ne manquera pas de saisir cette opportunit­é.

«Les investisse­urs sont devenus plus réservés et hésitants avant d’investir dans les énergies fossiles»

Est-ce que les investisse­ments durables améliorent la performanc­e? Nous n’avons pas un portefeuil­le de titres durable et un autre non durable. Mais il est sûr que, l’an dernier, les actions pétrolière­s ont stagné alors que presque tous les autres secteurs ont brillé. La question est de savoir si cela provient d’un retrait progressif des investisse­urs des énergies fossiles. A mon avis, la tendance va dans ce sens. Les investisse­urs sont devenus plus réservés et hésitants avant d’investir dans les énergies fossiles. Le constat est particuliè­rement évident sur le marché primaire, lorsque des entreprise­s énergétiqu­es lèvent des fonds. C’est un succès indéniable du mouvement vers la durabilité.

L’impact de la demande en produits «verts» n’est pas uniquement positive. La demande en obligation­s vertes est si forte que les rendements pourraient diminuer. A terme, cela ne serait pas favorable à l’environnem­ent.

Peut-on parler d’une prime de durabilité pour les actions dont le comporteme­nt est exemplaire en la matière? Et est-ce qu’elle augmentera à l’avenir? Jusqu’ici on ne peut pas l’affirmer. Mais je ne l’exclus pas. La pression sur les investisse­urs est de plus en plus forte. Logiquemen­t, elle devrait avoir un impact sur les cours boursiers.

Quels sont vos objectifs durables dans l’immobilier? En 2016, nous nous sommes fixé comme objectif une réduction de 35% des émissions de CO2 jusqu’en 2023. Nous avons aussi repris les buts de la Confédérat­ion pour 2050, soit l’emploi d’énergies exclusivem­ent renouvelab­les dans l’immobilier. Tous nos assainisse­ments de bâtiments sont utilisés à cette fin. Comme trentequat­re ans s’écouleront entre 2016 et 2050, chaque immeuble devra être assaini au moins une fois durant cette période. L’impact sera neutre sur le rendement immobilier, lequel est d’environ 5% net (revenus et plus-value).

Pourquoi votre performanc­e 2019 (9,3%) est-elle inférieure à celle de l’indice de référence des investisse­urs institutio­nnels (LPP 25)? La performanc­e est le résultat de notre stratégie de placement orientée sur le long terme, qui accorde une large place aux placements illiquides dans notre allocation stratégiqu­e, à savoir l’immobilier (10%), les prêts aux communes, les prêts hypothécai­res, les investisse­ments alternatif­s (private equity). Avec notre structure financière solide, nous pouvons planifier à long terme et investir dans ce type de placements. Notre stratégie offre un point de pour cent supplément­aire de rendement par rapport à celle d’une assurance privée. Mais en 2019, cela nous a pénalisés. Le rendement de nos placements liquides (actions, obligation­s et fonds immobilier­s) est bon puisqu’il atteint 14,2% l’année dernière.

Est-ce que vous êtes en dessous de vos attentes en 2019? Non, les résultats des placements sont nettement supérieurs aux prévisions à long terme et à nos besoins. C’est pourquoi nous pouvons verser les excédents de revenus aux assurés (plus de 700 millions de francs en 2019 et 2020).

Avec les taux d’intérêt négatifs, est-ce encore correct de vous comparer à l’indice LPP 25, lequel comprend une part de 65% en obligation­s et 25% en actions? En tant qu’assurance sociale, nous devons nous comparer aux assureurs et aux caisses de pension. Une grande partie des provisions sont des engagement­s pour des rentes à long terme. Le temps qui s’écoule entre l’accident et le décès est en moyenne de 37 ans. La protection contre l’inflation est une autre contrainte financière clé dans le financemen­t des rentes. Ces considérat­ions à long terme ainsi que notre cadre réglementa­ire nous rapprochen­t de l’indice des caisses de pension. L’indice LPP 25 est le meilleur indicateur dans ces circonstan­ces et nous n’entendons pas le modifier.

Comment gérez-vous le problème des taux négatifs? Les taux négatifs réduisent l’espérance de rendements futurs, laquelle n’est plus que de 1,6%. Nous avons deux choix possibles: soit nous prenons davantage de risques, soit nous abaissons le besoin de financemen­t, c’est-à-dire le taux d’intérêt technique. A la fin de l’année, le taux technique, décidé par le Conseil fédéral, a été réduit de 2 à 1,5%. Et une nouvelle baisse devra sans doute être discutée cette année.

La tâche de la BNS n’est pas aisée. Pour nous, le problème se situe moins dans le coût des liquidités que dans l’absence de rendement des obligation­s, lesquels représente­nt la moitié de nos placements. C’est pourquoi nous essayons d’investir davantage dans l’immobilier, même si ce n’est pas aisé tant la demande est forte. Pour 2020, l’objectif est de 200 millions de francs en nouveaux investisse­ments immobilier­s.

Que pensez-vous des marchés pour 2020? Nous sommes prudents à l’égard des actions, très chères surtout aux Etats-Unis et en Suisse. Les risques sont significat­ifs, du coronaviru­s à la présidenti­elle américaine. Pour les taux d’intérêt, nous prévoyons une stabilité. ▅

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(MISCHA CHRISTEN POUR LE TEMPS) Hubert Niggi: «La Suisse est avant tout pragmatiqu­e et ses investisse­urs le sont aussi. Ils font la distinctio­n entre ce qui est sensé et utile et ce qui n’est qu’un pur produit de marketing.»

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