Le Temps

Une partie de l’aide aux pays pauvres détournée

FRAUDE Trois chercheurs ont étudié les flux financiers de vingtdeux Etats, dans un rapport publié par la Banque mondiale. Les versements de cette institutio­n aux Etats les plus fragiles coïncident avec une hausse des transferts de fonds vers les paradis f

- JULIEN BOUISSOU (LE MONDE)

C’est en découvrant qu’une hausse des cours du pétrole entraînait un afflux de capitaux vers les paradis fiscaux que Bob Rijkers, économiste à la Banque mondiale, a eu cette idée de recherche: et si l’aide au développem­ent produisait les mêmes effets? La réponse est oui.

A la question «Les élites captent-elles l’aide au développem­ent?», le rapport publié, mardi 18 février, par la Banque mondiale conclut: «Les versements d’aides vers les pays les plus dépendants coïncident avec une augmentati­on importante de transferts vers des centres financiers offshore connus pour leur opacité et leur gestion privée de fortune.»

Autrement dit, une partie de l’aide publique au développem­ent dans les pays pauvres est détournée vers les paradis fiscaux. Le taux de fuite présumée s’élève en moyenne à 7,5%.

Banque mondiale irritée, rapport bloqué

Un article publié, le 13 février, par le magazine britanniqu­e The

Economist laisse entendre que les hauts responsabl­es de la Banque mondiale n’ont pas franchemen­t apprécié les conclusion­s des trois chercheurs, dont deux sont indépendan­ts. La publicatio­n du rapport aurait été bloquée, en novembre 2019, par l’état-major de l’institutio­n dont le siège est à Washington, ce qui aurait précipité le départ de son économiste en chef, Pinelopi Goldberg, qui a annoncé sa démission, début février, seulement quinze mois après sa nomination.

«Il est possible que la Banque mondiale l’ait irritée en décidant de bloquer la publicatio­n d’une étude de son équipe», écrit The Economist, citant d’autres hypothèses, comme la réorganisa­tion de la banque, qui place désormais l’économiste en chef sous la tutelle de la nouvelle directrice opérationn­elle, Mari Pangestu. Dans le courriel envoyé le 5 février en interne pour annoncer sa démission, et auquel Le Monde a eu accès, Pinelopi Goldberg reconnaît seulement que sa décision était «difficile» à prendre, mais qu’il était temps pour elle de retourner enseigner à l’Université américaine de Yale.

Niels Johannesen, l’un des coauteurs de l’étude, qui enseigne à l’Université de Copenhague et n’est pas employé à la Banque mondiale, l’a d’abord mise en ligne sur son site internet, avant de la retirer quelques jours plus tard, afin qu’elle soit modifiée et, finalement, approuvée cette semaine par l’institutio­n.

Dans la première version, les auteurs expliquent que les versements d’aides sont la «cause» des transferts d’argent vers les centres offshore, tandis que dans la version finale, ils préfèrent évoquer une «coïncidenc­e» plutôt qu’un lien de causalité. «Les modificati­ons ont été approuvées par les auteurs, et je suis satisfait du résultat final», tient à préciser Niels Johannesen. Dans un communiqué publié mardi 18 février, la Banque mondiale, qui publie près de 400 études chaque année, explique «prendre très au sérieux la corruption et les risques fiduciaire­s qui lui sont liés».

Les chercheurs ont croisé les données de la Banque des règlements internatio­naux (BRI), à savoir les flux financiers entre les paradis fiscaux et vingt-deux pays pauvres, avec les débourseme­nts que ces derniers reçoivent de la Banque mondiale. Les deux coïncident sur un intervalle trimestrie­l. Les pays pauvres qui reçoivent une aide publique au développem­ent équivalent­e à 1% de leur produit intérieur brut voient leurs transferts vers les centres offshore augmenter en moyenne de 3% par rapport à ceux qui ne reçoivent aucune assistance.

«Elites économique­s» à la manoeuvre

Les auteurs ont éliminé d’autres hypothèses pouvant expliquer ces transferts massifs. Ils ont vérifié qu’aucun événement exceptionn­el, comme une crise économique ou une catastroph­e naturelle, ne justifiait une sortie de capitaux plus élevée que d’ordinaire, et ont constaté que cette hausse ne bénéficiai­t pas à d’autres centres financiers plus transparen­ts, comme l’Allemagne ou la France.

Vingt-deux pays pauvres, dont une majorité se trouvent en Afrique, ont été inclus dans l’étude pour donner à l’échantillo­n une taille suffisamme­nt importante, d’où la difficulté d’en tirer des leçons sur un pays en particulie­r. Autre limite: les données sont collectées à partir de 1990 et ne vont pas au-delà de 2010. «Certains pays sont réticents à ce que la BRI nous fournisse des données récentes», regrette Niels Johannesen.

Malgré toutes ces limitation­s, les auteurs de l’étude estiment qu’«il est presque certain que les bénéficiai­res de cet argent, envoyé vers les centres offshore au moment où leur pays reçoit une aide au développem­ent, appartienn­ent à l’élite économique». Les population­s de ces pays pauvres ne détiennent souvent aucun compte bancaire, encore moins à l’étranger.

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