Recoudre, ou résister à la surconsommation
ENVIRONNEMENT La marque Patagonia propose un service de réparation gratuit tout au long de l’année. Cet hiver, pour la quatrième fois, afin de remettre en question les modes de consommation, elle propose à Lausanne et à Verbier un service de couture itiné
Il n’a rien de particulier. C’est un pantalon de montagne noir, tout bête, qui tombe avec souplesse sur les pieds où il se resserre autour des chaussures. Hormis une poche discrète sur le côté droit et un bouton à la ceinture, il n’a que très peu de fioritures. Sa propriétaire le possède depuis près de dix ans.
Mais, un jour, elle a douté de lui. Sur la fesse droite, un trou sans doute dû à un caillou pointu sur lequel, une fois lasse, elle a déposé son séant s’est formé. Elle a aussi remarqué quelques perforations de la toile sur les chevilles causées par la trajectoire non désirée
«L’idéal serait que les autres marques nous copient. Certaines semblent aujourd’hui nous emboîter le pas» VANESSA RUEBER, COORDINATRICE EN SUISSE POUR PATAGONIA
d’un crampon. Dix ans, c’est vieux, le pantalon est pourtant encore portable et pratique. Elle s’est toutefois interrogée: «Ces trous sont-ils prétexte à s’en débarrasser?» Pour Bernard Wietlisbach, le patron du magasin Cactus à Carouge, spécialisé dans les sports de montagne, la réponse est claire: «Bien sûr que non!»
Depuis 1986, son propriétaire met une priorité à réparer le matériel endommagé plutôt qu’à le remplacer. Etant contre le gaspillage, s’il propose cette offre, c’est par plaisir et par conviction. «C’est ridicule de jeter un sac juste si une boucle est cassée ou de remplacer une doudoune car sa fermeture éclair ne fonctionne plus», affirme-t-il. Ce travail absorbe la majeure partie de son temps. «Mais il n’est pas rentable.» Pour pouvoir subsister et offrir un salaire à sa petite dizaine d’employés, Cactus Sport doit évidemment aussi vendre.
60% jetés après un an
Pour toute personne sensible à son environnement, réparer est devenu un acte militant. Une simple aiguille et du fil sont nécessaires à le réaliser. Selon l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Adem), en
France, 20 kilos de vêtements par personne sont consommés chaque année, soit deux fois plus qu’il y a quinze ans. En moyenne, près de 60% d’entre eux sont jetés dans l’année suivant leur production.
Ce geste n’est pas sans conséquences. Selon des rapports publiés par McKinsey et Qantis, en 2018, plus de 8% des émissions mondiales de gaz à effet de serre sont produites par les industries de l’habillement et de la chaussure. Et environ 20 à 25% des composés chimiques fabriqués dans le monde sont utilisés dans l’industrie du textile. Le milieu des vêtements outdoor est également concerné par ces chiffres, bien que destinés à être utilisés dans une nature chérie par les consommateurs.
«En tant que consommateurs individuels, la meilleure chose que nous puissions faire pour la planète est de conserver nos affaires plus longtemps», écrit Rose Marcario, directrice générale de Patagonia sur le site de la marque. «Pour réduire l’empreinte de notre consommation collective, il faut que les entreprises qui fabriquent des produits et les clients qui les achètent se partagent la responsabilité.»
Des couturiers itinérants
La marque de vêtements outdoor créée en 1972 par Yvon Chouinard, forgeron de formation, est présentée comme le bon élève en matière de protection de l’environnement. Depuis plus de vingt ans, elle organise aux EtatsUnis le tour «Worn and Wear» (littéralement, «Portés et usagés»). Dans des bus itinérants, des couturiers offrent leurs services aux personnes venant avec leurs affaires abîmées, toutes marques confondues. Le travail est fait gratuitement mais les travailleurs sont rémunérés.
Cette année, pour sa quatrième édition, la version européenne du tour a commencé sa ronde en France et traverse les pays alpins dans une petite maison sur roues munie d’une cheminée pour permettre aux couturiers de travailler confortablement en plein hiver. Le principe est le même: proposer de réparer gratuitement le matériel usé par le temps. Et enseigner des méthodes pour le faire soi-même. Bernard Wietlisbach sera le couturier de l’étape suisse.
La petite maison, tractée «malheureusement par un pick-up 4x4», concède Vanessa Rueber, coordinatrice en Suisse des opérations marketing et environnementales pour Patagonia, s’arrêtera à l’Université de Lausanne en début de semaine prochaine avant d’aller à Verbier à Crans-Montana, puis à Andermatt. Elle poursuivra ensuite, en mars, son voyage vers l’Autriche, l’Allemagne et l’Italie. Dans chaque pays, un nouveau couturier sera mobilisé. 20 à 40 réparations sont exécutées par jour.
«N’achetez pas cette veste»
«Nous privilégions la réfection de matériel venant d’autres marques, car Patagonia offre ce service gratuitement tout au long de l’année. L’idéal serait que les autres marques nous copient. Certaines semblent aujourd’hui nous emboîter le pas.» C’est que la démarche s’apparente économiquement plus à une balle tirée dans le pied qu’à une stratégie commerciale. «Mais notre volonté n’est pas de faire du chiffre», affirme Vanessa Rueber.
Depuis plusieurs décennies, à l’initiative de son fondateur Yvon Chouinard, la marque américaine démontre une sensibilité particulière à l’environnement. «S’il pouvait, Yvon Chouinard ne ferait que de la réparation au sein de sa marque», précise Vanessa Rueber. Elle en vient même à regretter l’effet promotionnel que le «Worn and Wear Tour» offre à la marque. «Ce que nous voulons avant toute chose, c’est que les gens prennent le réflexe de réparer leur matériel endommagé», précise-t-elle. Elle en veut pour preuve, le célèbre slogan «N’achetez pas cette veste» lancé par la marque et les alternatives à l’achat systématique proposées sur son site: réduire la masse de matériel, réparer, redonner ou revendre plutôt que jeter et recycler les produits.
Un marché d’avenir
Pour l’heure, bien que ces sommations soient communiquées, elles ne semblent pas être encore appliquées. En 2017, le rapport de l’Outdoor Industry Association (OIA) désignait le domaine des activités en plein air comme l’économie du futur. Selon ses relevés, parmi les 887 milliards de dollars dépensés par année aux Etats-Unis pour les sports outdoor, 184,5 milliards étaient destinés aux achats de matériel. En Suisse, selon les résultats d’une enquête publiée par l’Association suisse des magasins d’articles de sport (Asmas) en 2018, relayée par LeNouvelliste, la moitié des dépenses consacrées aux articles de sport (soit 2,75 milliards de francs) sont destinées à des activités en plein air.
Les activités «outdoor» ont du succès, et l’industrie qui en dépend en profite. «Ces dernières années, avec les grèves pour le climat, on a remarqué un regain d’intérêt pour notre marque, relève Vanessa Rueber. Porter son logo sur soi semble être aux yeux de certains comme un gage de sa sensibilité pour la cause environnementale. Nous ne cherchons cependant pas cela.» A l’image du discours tenu par son entreprise, la coordinatrice du projet souhaite un changement des modes de pensée. Elle sourit d’ailleurs en évoquant la proposition de certains magasins d’inviter le tour devant leur porte d’entrée. «Ils n’ont pas vraiment compris notre démarche et veulent en tirer profit d’une certaine manière.»
Pour Bernard Wietlisbach, l’opération, bien que fondamentalement bien pensée, demeure une forme de promotion de la marque. Pour lui, plus que le logo, il est nécessaire d’en retenir le message: réparer plutôt que racheter. Son bonheur? Constater le bonheur de ses clients lorsqu’un pantalon de montagne noir destiné à la poubelle revient à la vie. ▅