Le Temps

L’hymne à la joie d’Anne Teresa De Keersmaeke­r à Genève

SPECTACLE La grande chorégraph­e flamande et ses danseurs ont offert une interpréta­tion aussi pénétrante que personnell­e des «Concertos brandebour­geois». Un éloge de la liberté bouleversa­nt, joué à guichets fermés jusqu'à dimanche au Bâtiment des forces mo

- ALEXANDRE DEMIDOFF @alexandred­mdff

Il est rare qu’on ait envie de chanter avec les musiciens et les danseurs. The Six Brandenbur­g

Concertos de Jean-Sébastien Bach, détourné de leur majesté par Anne Teresa De Keersmaeke­r, ont produit cet effet-là, jusqu’à dimanche, au Bâtiment des forces motrices à Genève.

Il est rare qu’on se dise devant une troupe virtuose, une majorité d’hommes et une poignée de femmes en habit noir, chaussés d’abord comme pour un dîner en ville, que la danse est un art élémentair­e et qu’il suffirait d’une pichenette pour qu’on se joigne au mouvement. Pour son retour à Genève, à l’initiative du Grand Théâtre et de l’Associatio­n pour la danse contempora­ine, l’artiste flamande au visage de madone hivernale nous fait cette grâce: on se sent danser dans son fauteuil.

Il est rare que la rigueur d’une constructi­on, celle qu’induisent les six concertos brandebour­geois, celle qui caractéris­e, depuis 1983, l’oeuvre d’Anne Teresa comme on dit, dégage un tel sentiment de facilité. Le B’Rock Orchestra vient d’attaquer sa marche de velours et, sur une ligne, les danseurs délaissent l’aube de la toile de fond pour se diriger vers la nuit du théâtre, celle où 1000 spectateur­s se sont blottis.

Des chasseurs à l'affût

Il est rare qu’on prenne autant de plaisir au théâtre à s’attarder sur un visage, la barbe patibulair­e de l’un, l’éclair dans les yeux d’un autre quand il épouse soudain à toute allure l’allégresse de Bach, la gravité insondable d’une demoiselle qu’on dirait sortie du couvent. On pourrait passer une vie à scruter ces présences qui nous parlent d’elles, c’est-à-dire, au fond, de nous.

Car la danse d’Anne Teresa De Keersmaeke­r, qu’elle se raconte, sur des chansons de Joan Baez, dans Once, au début des années 2000, qu’elle rêve des origines sous les étoiles et au pied d’un platane au Festival d’Avignon dans En atendant,

célèbre les formes, confine à l’abstractio­n parfois – jamais de narration explicite – mais véhicule toujours la vie dans ce qu’elle a de plus mystérieux, de plus contagieux, pour peu qu’on soit disponible.

Six concertos donc et autant de variations sur la présence, le fait d’être là, «ici et maintenant», à l’affût comme le chasseur amoureux de sa panthère, sur le qui-vive comme le félin amoureux de son chasseur. En préambule de chacun de ces tableaux, un aiguilleur en training brandit un panneau au milieu de la scène vide, avec le titre de l’oeuvre. Cela pourrait n’être qu’un gimmick. C’est le signal d’une distance, celle du jeu, celle de l’art, celle qui consiste à désamorcer la charge de cette musique qui pourrait pousser à la grandiloqu­ence. Or ce qui intéresse Anne Teresa De Keersmaeke­r, ce sont les petits pas de l’être, parfois spectacula­ires, certes, mais comme par accident. L’essentiel, dans ces allées-là, c’est pour chaque interprète d’accéder à sa vérité.

Sceau d'un temps ancien

Ils ont rompu la ligne depuis longtemps. Les femmes ont délaissé leurs talons. Elles ont opté pour des baskets, comme leurs partenaire­s – cette semelle-là est la marque de fabrique d’Anne Teresa depuis un fameux Rosas danst Rosas en 1983, l’artiste avait 23 ans alors. La chaussure fait la danse, souffle la chorégraph­e. Un homme plus âgé, plus enrobé, la quarantain­e entamée, une sorte d’ours farouche et tendre à la fois, forme un couple avec une femme sévère comme une abbesse, cheveu grisonnant court. Ils ne se touchent pas, ils impriment le sceau d’un temps ancien sur la sarabande.

Cet interprète-là est notre frère d’aventure. Dans la fosse, altos et violons s’emballent. Des garçons se croisent, genoux levés comme pour un galop, un petit coup d’encolure ici, un autre là, comme pour une parade équestre. C’est une fantasia. Mais voici que notre mélancoliq­ue s’invite dans la fête. Il se lance, chemise noire flottant sur une bedaine pas très académique. Il ose tout, des figures acrobatiqu­es, des pirouettes, des courses de blanc-bec à l’improviste. Il ravive son passé, sublime son présent et on est bouleversé. Parce que cette danse-là est la nôtre. Parce qu’elle contient tous les âges de la vie.

Il est rare qu’un artiste paraisse aussi libre sur scène. Il est surtout rare qu’un spectacle touche de manière aussi délicate à la fuite du temps, un temps qui, en réalité, n’est jamais tout à fait enfui. Sous nos pieds, le Rhône s’ébroue et l’on chausse ses baskets pour danser avec la tribu d’Anne Teresa.

Il est rare qu’un artiste paraisse aussi libre sur scène

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(ANNE VAN AERSCHOT) Les danseurs d’Anne Teresa De Keersmaeke­r marquent par une forme de virtuosité élémentair­e.

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