L’hymne à la joie d’Anne Teresa De Keersmaeker à Genève
SPECTACLE La grande chorégraphe flamande et ses danseurs ont offert une interprétation aussi pénétrante que personnelle des «Concertos brandebourgeois». Un éloge de la liberté bouleversant, joué à guichets fermés jusqu'à dimanche au Bâtiment des forces mo
Il est rare qu’on ait envie de chanter avec les musiciens et les danseurs. The Six Brandenburg
Concertos de Jean-Sébastien Bach, détourné de leur majesté par Anne Teresa De Keersmaeker, ont produit cet effet-là, jusqu’à dimanche, au Bâtiment des forces motrices à Genève.
Il est rare qu’on se dise devant une troupe virtuose, une majorité d’hommes et une poignée de femmes en habit noir, chaussés d’abord comme pour un dîner en ville, que la danse est un art élémentaire et qu’il suffirait d’une pichenette pour qu’on se joigne au mouvement. Pour son retour à Genève, à l’initiative du Grand Théâtre et de l’Association pour la danse contemporaine, l’artiste flamande au visage de madone hivernale nous fait cette grâce: on se sent danser dans son fauteuil.
Il est rare que la rigueur d’une construction, celle qu’induisent les six concertos brandebourgeois, celle qui caractérise, depuis 1983, l’oeuvre d’Anne Teresa comme on dit, dégage un tel sentiment de facilité. Le B’Rock Orchestra vient d’attaquer sa marche de velours et, sur une ligne, les danseurs délaissent l’aube de la toile de fond pour se diriger vers la nuit du théâtre, celle où 1000 spectateurs se sont blottis.
Des chasseurs à l'affût
Il est rare qu’on prenne autant de plaisir au théâtre à s’attarder sur un visage, la barbe patibulaire de l’un, l’éclair dans les yeux d’un autre quand il épouse soudain à toute allure l’allégresse de Bach, la gravité insondable d’une demoiselle qu’on dirait sortie du couvent. On pourrait passer une vie à scruter ces présences qui nous parlent d’elles, c’est-à-dire, au fond, de nous.
Car la danse d’Anne Teresa De Keersmaeker, qu’elle se raconte, sur des chansons de Joan Baez, dans Once, au début des années 2000, qu’elle rêve des origines sous les étoiles et au pied d’un platane au Festival d’Avignon dans En atendant,
célèbre les formes, confine à l’abstraction parfois – jamais de narration explicite – mais véhicule toujours la vie dans ce qu’elle a de plus mystérieux, de plus contagieux, pour peu qu’on soit disponible.
Six concertos donc et autant de variations sur la présence, le fait d’être là, «ici et maintenant», à l’affût comme le chasseur amoureux de sa panthère, sur le qui-vive comme le félin amoureux de son chasseur. En préambule de chacun de ces tableaux, un aiguilleur en training brandit un panneau au milieu de la scène vide, avec le titre de l’oeuvre. Cela pourrait n’être qu’un gimmick. C’est le signal d’une distance, celle du jeu, celle de l’art, celle qui consiste à désamorcer la charge de cette musique qui pourrait pousser à la grandiloquence. Or ce qui intéresse Anne Teresa De Keersmaeker, ce sont les petits pas de l’être, parfois spectaculaires, certes, mais comme par accident. L’essentiel, dans ces allées-là, c’est pour chaque interprète d’accéder à sa vérité.
Sceau d'un temps ancien
Ils ont rompu la ligne depuis longtemps. Les femmes ont délaissé leurs talons. Elles ont opté pour des baskets, comme leurs partenaires – cette semelle-là est la marque de fabrique d’Anne Teresa depuis un fameux Rosas danst Rosas en 1983, l’artiste avait 23 ans alors. La chaussure fait la danse, souffle la chorégraphe. Un homme plus âgé, plus enrobé, la quarantaine entamée, une sorte d’ours farouche et tendre à la fois, forme un couple avec une femme sévère comme une abbesse, cheveu grisonnant court. Ils ne se touchent pas, ils impriment le sceau d’un temps ancien sur la sarabande.
Cet interprète-là est notre frère d’aventure. Dans la fosse, altos et violons s’emballent. Des garçons se croisent, genoux levés comme pour un galop, un petit coup d’encolure ici, un autre là, comme pour une parade équestre. C’est une fantasia. Mais voici que notre mélancolique s’invite dans la fête. Il se lance, chemise noire flottant sur une bedaine pas très académique. Il ose tout, des figures acrobatiques, des pirouettes, des courses de blanc-bec à l’improviste. Il ravive son passé, sublime son présent et on est bouleversé. Parce que cette danse-là est la nôtre. Parce qu’elle contient tous les âges de la vie.
Il est rare qu’un artiste paraisse aussi libre sur scène. Il est surtout rare qu’un spectacle touche de manière aussi délicate à la fuite du temps, un temps qui, en réalité, n’est jamais tout à fait enfui. Sous nos pieds, le Rhône s’ébroue et l’on chausse ses baskets pour danser avec la tribu d’Anne Teresa.
Il est rare qu’un artiste paraisse aussi libre sur scène