Le Temps

L’importance prise par les Digital Managers au sein des grands clubs

Les grands clubs sont devenus des marques mondiales mais restent liés à des villes et des stades trop petits pour accueillir leurs millions de fans. Face à ce paradoxe, ils renforcent leur départemen­t numérique et s’achètent les stars du secteur

- ROMUALD GADEGBEKU @RomualdGad­e

«J’avais fait le tour de la question à Liverpool», avoue Paul Rogers. Avant de signer à l’AS Rome en 2015, il avait passé quatorze années chez les Reds. Russell Stopford, lui, est arrivé au PSG en provenance du Barça à l’été 2017, quelques jours après le transfert de Neymar dans le club de la capitale. Depuis, les deux Anglais n’ont toujours pas joué le moindre match avec leur club respectif. Ils ne sont pas venus pour ça. Le profil LinkedIn de Rogers indique «Chief Strategy Officer» à l’AS Roma. Celui de Stopford «Chief Digital Officer» au Paris Saint-Germain.

Derrière ces beaux intitulés, une tâche similaire. Celle d’accroître l’audience globale sur les réseaux sociaux et le site internet de leurs clubs. De faire du follower un supporter, et plus tard un acheteur de maillot et autres goodies.

«Les clubs de foot n’ont pas tant de variables pour générer des revenus, annonce d’emblée Michel Desbordes, professeur en marketing sportif à l’Université Paris-Sud. La capacité du stade est quelque chose de fini: 40, 50, 60 ou plus rarement 80000 places, alors qu’on a des millions de supporters à travers le monde. Les population­s n’augmentant plus (en Europe de l’Ouest), les droits TV et le sponsoring seront amenés à stagner. La dernière recette, c’est le merchandis­ing, la vente de maillot; le fan chinois a peu de chances de venir voir Arsenal, Chelsea ou Liverpool, mais par unité de 15-20 millions de personnes qui vous suivent, s’il y en a 5 à 10% qui achètent vos produits vous pouvez faire exploser vos recettes. Le numérique est le seul lien que vous pouvez entretenir avec des gens qui sont très loin.»

«Penser global, agir local», façon football

D’où l’importance prise par ceux qui s’en occupent dans les grands clubs européens. Paul Rogers présente son «penser global, agir local», façon ballon rond: «Avec la Roma, par exemple, nous avons des équipes implantées en Egypte, en Indonésie et qui gèrent nos réseaux de là-bas parce qu’elles connaissen­t cette réalité locale.»

Mario Leo, boss de Result Sports, agence de communicat­ion numérique spécialisé­e dans le sport, analyse cela depuis dix ans déjà. «Le travail des clubs est très poussé, la vidéo d’un but du Barça en Indonésie ne sera regardée qu’entre cinq et dix secondes. Le fan indonésien veut seulement voir comment le but a été marqué, et la célébratio­n de celui-ci. Au Mexique, où la culture foot est plus grande, cette vidéo ne marchera pas, ce fan-là veut voir comment l’action s’est construite et a amené le but. Pour lui, il faudrait une vidéo de trente secondes.» Dans le même genre, les communiqué­s froids ont fait place aux contenus éditoriali­sés.

Paul Rogers symbolise l’importance prise par ces Digital Managers. Un Anglais travaillan­t à Boston pour le compte d’un club italien. En donnant une identité éditoriale aux contenus numériques en anglais de l’AS Rome, il en a fait l’un des clubs les plus suivis sur les réseaux sociaux. Hors anglosaxon­s, la Roma est le cinquième club le plus suivi sur Twitter derrière le Barça, le Real, le Bayern ou la Juve, mais devant l’Inter ou le PSG, des clubs pourtant plus populaires à l’internatio­nal.

«Les transferts de ces «digital playmakers» entre clubs vont devenir de plus en plus courants, car les meilleurs clubs voudront ceux qui ont déjà fait leurs preuves» MARIO LEO, PATRON DE L’AGENCE DE COMMUNICAT­ION RESULT SPORTS

A l’été 2017, Rogers fait annoncer les nouvelles recrues sur Twitter avec des vidéos humoristiq­ues qui deviennent virales. L’été dernier, le compte a pris un virage plus social en annonçant les transferts de la Roma par des vidéos figurant le joueur recruté ainsi que des images d’adolescent­s disparus. «On voulait utiliser ce moment viral où un transfert est annoncé de manière positive, en donnant l’opportunit­é à ceux qui auraient vu quelque chose de se manifester», explique Paul Rogers. Cinq des jeunes qui figuraient sur les tweets gialloross­i ont été retrouvés au cours de l’été.

La Roma a travaillé de concert avec 12 organismes se consacrant à la recherche d’enfants disparus notamment aux EtatsUnis, au Royaume-Uni, en Espagne, en Italie ou au Kenya. Et les vidéos figurant ces disparus ont été visionnées plus de 9 millions de fois. Si on ne peut les lier directemen­t aux enfants retrouvés, elles ont le mérite d’avoir braqué les projecteur­s sur ces cas.

Avec le mercato d’hiver, l’initiative reprendra, et Rogers voit plus grand pour la suite. «J’aimerais que tous les grands clubs fassent la même chose que nous, au moins une journée, ça pourrait être quelque chose de très puissant», dit-il. Avec ses réseaux sociaux, la Roma est aussi montée au créneau plusieurs fois contre les incidents racistes qui ont émaillé la Serie A.

D’autres clubs européens créent de plus en plus de contenu à destinatio­n de leurs followers. Le Bayern Munich a lancé son FCB Digital & Media Lab la saison passée avec l’ambition de faire de sa marque une «expérience globale». Le FC Barcelone propose des entretiens «exclusifs» de ses joueurs-employés comme ce fut le cas dernièreme­nt avec Frenkie de Jong ou Ernesto Valverde. Cela ne plaît pas à tout le monde et, cet automne, le journalist­e de Mundo Deportivo Xavier Bosch a dénoncé dans un édito virulent la difficulté de plus en plus grande pour accéder aux joueurs. Les clubs font dorénavant – à leur façon – un travail qui était auparavant la chasse gardée de la presse.

Un stade en réalité augmentée

«Cette communicat­ion fait que le départemen­t numérique d’un club est devenu une entité à part entière, souligne Mario Leo. C’est d’ailleurs le seul départemen­t où un club ne peut pas gagner d’argent, c’est un investisse­ment. Et à la manière de médias ou d’agences publicitai­res qui s’échangent leurs rédacteurs en chef ou leurs directeurs, les transferts de ces digital playmakers entre clubs vont devenir de plus en plus courants, car les meilleurs clubs voudront ceux qui ont déjà fait leurs preuves dans ces entreprise­s particuliè­res que sont les clubs de football.»

C’est le cas de Russell Stopford qui a déjà «prouvé» à Manchester City et au FC Barcelone avant d’atterrir à Londres, d’où il travaille pour le PSG. Parmi ces meneurs de jeu, on distingue trois grands profils. Ceux formés en journalism­e: Paul Rogers ou Enric Llopart (Barcelone); en informatiq­ue: Sanjeev Shewhorak (Manchester City) ou Phil Salt (Manchester United); et en économie/marketing: Stefan Mennerich (Bayern Munich) ou Israel Garcia (Real Madrid). Tous ont pour objectif de répondre à cette épineuse question pour le futur: comment agrandir son stade?

Rogers y répond en évoquant la réalité augmentée: «On sait que cette technologi­e peut être efficace. Le stade virtuel sera la prochaine grande étape. Des gens travaillen­t en ce moment même à le créer.» Mario Léo est plus tempéré: «Les clubs vont produire de plus en plus de contenu pour le vendre à ces fans lointains, en essayant d’échapper aux intermédia­ires que sont la télévision ou la presse.» Dans les deux cas, le Head of Digital sera aux commandes. ■

 ?? (STEFANO MONTESI/CORBIS) ?? En novembre dernier, à Rome, avait lieu le Social Football Summit, grand forum sur le marketing digital à l’usage des clubs de football. L’AS Roma, qui communique en 13 langues, est un pionnier en la matière, dirigé depuis Boston par l’Américain Paul Rogers.
(STEFANO MONTESI/CORBIS) En novembre dernier, à Rome, avait lieu le Social Football Summit, grand forum sur le marketing digital à l’usage des clubs de football. L’AS Roma, qui communique en 13 langues, est un pionnier en la matière, dirigé depuis Boston par l’Américain Paul Rogers.

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