Le Temps

Le temps, nouveau critère de la répartitio­n des richesses

- YACINE REZKI ET FOUAD SAYEGH AVOCATS, WALDER WYSS LTD

2020 sera l’année des inégalités dans le monde. 2019 l’a été et 2021 le sera également. Depuis les années 1960 et les mouvements de décolonisa­tion, le monde serait divisé en deux: au nord les riches, au sud les pauvres.

Enjolivées par des apparats intellectu­els politiquem­ent corrects, les inégalités entre pays industrial­isés et pays en voie de développem­ent sont illustrées par des marqueurs toujours plus choquants. Ainsi, pendant que les population­s de l’hémisphère Nord consomment les quatre cinquièmes des richesses mondiales, près du tiers de celles de l’hémisphère Sud peine à se nourrir.

Refondre la fiscalité internatio­nale

Paradoxale­ment, les revenus liés à la production de richesses agraires ou minières ne permettent pas aux pays producteur­s de ces matières premières d’assurer des conditions de vie comparable­s à celles des pays qui les consomment. Alors que moins de 1% du chiffre d’affaires des plus grands groupes agroalimen­taires et miniers suffirait à mettre fin à la sous-alimentati­on, des population­s entières dépendent de l’aide humanitair­e. Mais s’il est évident que les oeuvres humanitair­es secourent les pauvres, la fiscalité internatio­nale pourrait supprimer la pauvreté.

Depuis quelques années, plusieurs organismes internatio­naux, dont l’OCDE, oeuvrent pour une refonte de la fiscalité internatio­nale des multinatio­nales. L’objectif poursuivi est l’imposition de leur bénéfice à l’endroit de la création de valeur. Il s’agirait alors de conférer aux Etats le droit d’imposer les groupes multinatio­naux sur une partie des bénéfices qu’ils réalisent sur leur territoire en fonction de la valeur qui y est créée.

Certaines administra­tions fiscales des pays du nord n’ont pas tardé à privilégie­r des méthodes tenant compte du nombre de consommate­urs afin de déterminer le lieu de création de valeur. Selon ce paradigme, les pays consommate­urs seraient légitimés à réclamer une plus grande part d’impôt auprès des multinatio­nales importatri­ces.

Les pays producteur­s pourraient eux aussi imposer une part des bénéfices résultant de l’exploitati­on des richesses extraites de leurs sols

Des voix se font néanmoins entendre au sud pour proposer des alternativ­es. A notre sens, les pays producteur­s pourraient eux aussi prétendre au droit d’imposer une part des bénéfices résultant de l’exploitati­on des richesses extraites de leurs sols. Dans le domaine de l’agricultur­e, les prix sont le plus souvent fixés à l’avantage des importateu­rs. Illustrati­on flagrante, moins de 5% du prix du café que nous consommons revient aux producteur­s. Cette situation devient alarmante, à tel point que Nicolas Tamari, directeur du négociant de café Sucafina, s’inquiétait dans ce même journal du fait que les agriculteu­rs pourraient cesser la culture de café. C’est ainsi que Jayati Ghosh, professeur­e d’économie à New Delhi, expliquait, dans les colonnes du Temps également, de quelle manière les propositio­ns du G24 sauvegarde­raient les intérêts des pays en voie de développem­ent, notamment par la prise en compte des emplois générés dans chaque Etat.

Ces approches en apparence antagonist­es sont conciliabl­es par l’élaboratio­n d’une méthode prenant en compte le seul bien commun à dispositio­n de tous: le temps. Quel autre critère pour mettre fin aux inégalités que celui face auquel tous les êtres se retrouvent enfin égaux, si ce n’est le marqueur universel frappant d’obsolescen­ce l’existence de toute chose?

Evaluer le temps de la production

Loin d’être une utopie philosophi­que, le choix du temps comme critère de répartitio­n du bénéfice imposable impliquera­it que les pays producteur­s et importateu­rs de richesses puissent prétendre à une part du bénéfice global des multinatio­nales en fonction du temps consacré dans chaque pays à l’élaboratio­n d’un produit.

Selon les résultats d’un travail de recherche à paraître dans la prochaine édition de l’Annuaire africain de droit internatio­nal, cette méthode – pondérée par d’autres critères tels que, par exemple, les investisse­ments consentis par les multinatio­nales – permettrai­t d’attribuer aux pays producteur­s de café une part des bénéfices imposables près de dix fois supérieure à celle pouvant être prélevée actuelleme­nt sur les maigres revenus des producteur­s.

En 2012, l’opinion publique britanniqu­e parvenait à faire plier un géant du café: Starbucks s’engageait à verser plus d’impôts au RoyaumeUni en raison du nombre important de consommate­urs. Si le pays des amateurs de thé y est parvenu, pourquoi pas l’Ethiopie, berceau mondial de l’or noir, où l’essentiel de la valeur du café est créé?

Ce débat fiscal suscite pour l’heure peu d’intérêt auprès du grand public en raison de sa technicité; pourtant, les enjeux sont colossaux. En substance, l’imposition des multinatio­nales dans les pays où les richesses qu’elles exploitent sont extraites, conjuguée à des méthodes de répartitio­n du bénéfice imposable plus équitable, pourrait conduire à un bouleverse­ment des rapports nord-sud et nous inviter à repenser les dogmes économique­s divisant le monde.

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