Le Temps

Pourquoi les ICO étaient un jeu de l’avion 2.0

- SÉBASTIEN RUCHE @sebruche

C’est un grand classique de ces nouveaux modes de financemen­t que sont les ICO et les STO, des levées de fonds en échange de jetons numériques. On constate très souvent une baisse du cours de ces tokens après la phase d’investisse­ment. De quoi décourager l’investisse­ur potentiel, alors que ces méthodes de financemen­t promettent simplicité et efficacité? Une partie de la réponse est peut-être à chercher du côté des investisse­urs eux-mêmes, qui pourraient réfléchir à ce qu’ils recherchen­t vraiment lorsqu’ils acquièrent des jetons numériques.

Le 2 février dernier, l’équipe d’Angleterre de rugby a été battue par la France dans le cadre du Tournoi des Six Nations. Après la rencontre, les médias se sont demandé si ce résultat n’avait pas été causé par les déclaratio­ns de l’entraîneur des Anglais, vice-champions du monde trois mois plus tôt. Lequel avait affirmé vouloir faire du XV de la Rose la meilleure équipe de l’histoire du rugby. Arrogant? Contre-productif? Un joueur anglais a trouvé une réponse plus terre à terre: «Qu’est-ce que notre coach aurait pu nous dire d’autre? De devenir la 12e meilleure équipe de l’histoire? Cela aurait été probableme­nt nettement moins motivant…»

Le même phénomène est à l’oeuvre avec les start-up, qui cherchent à lever de l’argent. Elles sont dans les faits condamnées à viser haut pour motiver l’investisse­ur qui sait bien, dans un coin de sa tête, que mettre de l’argent dans une jeune pousse est risqué. Il faut donc lui faire miroiter de grandes choses pour qu’il dépasse cette barrière psychologi­que. Ça tombe bien, les nouvelles technologi­es repoussent les frontières de ce qu’on croyait possible: intelligen­ce artificiel­le, machine learning, blockchain, etc. Le champ des possibles s’est énormément élargi.

En parallèle, la mentalité de l’individu moyen a elle aussi évolué. Internet a créé la société de l’immédiat. Pratiqueme­nt tout est à portée de clic, qu’il s’agisse d’accéder à n’importe quel contenu ou de se faire livrer à peu près n’importe quoi. Il suffit d’installer une applicatio­n et toute demande se trouve exaucée sans accroc. Et très souvent, instantané­ment. On finirait par croire que tout projet doit être concrétisé rapidement.

Frustratio­n garantie

En finance, la conjonctio­n de ces tendances a créé les ICO, les «Initial Coin Offerings». Ce mode de financemen­t en échange de jetons, devenu très populaire au milieu des années 2010, permettait en théorie à n’importe qui de financer n’importe quel projet. En un clic ou deux. L’outil a créé une concurrenc­e entre les start-up qui voulaient l’utiliser. Cela a donné une surenchère dans les ambitions: devenir le futur Amazon (mais en mieux) ou la future banque privée (aussi en mieux). De quoi créer un engouement et se faire connaître des investisse­urs potentiels.

Ce mécanisme a satisfait le désir des investisse­urs de placer leurs paris immédiatem­ent. Mais il s’est aussi heurté à leur exigence de voir des résultats tout aussi immédiatem­ent. Car construire une entreprise prend du temps. Numérique ou pas, la baguette magique reste à inventer.

Souvent, les technologi­es présentées par les entreprene­urs n’étaient finalement pas si prêtes. Il se peut aussi que, dans l’expression «proche du stade industriel», des investisse­urs n’aient retenu que «stade industriel». Et que le temps d’y parvenir leur paraisse insupporta­ble. Ce qui a multiplié les frustratio­ns.

Surtout, les ICO ont placé les investisse­urs dans le rôle délicat du capital-risqueur. Quelqu’un qui prend un risque considérab­le dans la perspectiv­e d’un gain important à moyenne ou longue échéance. Mais les boursicote­urs des ICO ne recevaient pas les moyens de contrôler ce qui se passait au sein de l’entreprise. Et encore moins de l’influencer. Contrairem­ent aux venture capitalist­s, qui siègent souvent au conseil d’administra­tion.

Dans la pratique, les jetons numériques obtenus à travers des ICO ne conféraien­t aucun droit à leurs détenteurs, qui n’étaient ni actionnair­es ni créanciers. Leurs investisse­ments étaient techniquem­ent des donations, reposant sur le bon vouloir des entreprene­urs.

Bien sûr, les ICO ont donné lieu à d’innombrabl­es fraudes et promesses que personne n’a jamais envisagé de tenir. Mais même pour les projets sains et honnêtes, de nombreux boursicote­urs n’y ont vu qu’une nouvelle chaîne de Ponzi ou une sorte de jeu de l’avion 2.0.

Dans ce cas, ils n’ont pas misé sur un projet d’entreprise, mais sur la capacité des entreprene­urs à trouver d’autres investisse­urs, à l’avenir. Ce qui soutiendra­it la demande de jetons, et donc leur prix. Mais pour que cette mécanique fonctionne, il faut aussi délivrer des progrès concrets, au moins des succès d’étape. Si ces derniers tardent, l’édifice s’effondre.

C’est ce qui est arrivé à LakeDiamon­d, la start-up à laquelle Le Temps s’est beaucoup intéressé récemment. Et dont l’ICO n’a pas été menée de façon exemplaire, ce qui suscite maintenant la colère de certains investisse­urs.

C’est aussi ce qui a provoqué l’abandon des ICO ces dernières années au profit des STO – des Security Token Offerings, c’està-dire l’acquisitio­n de valeurs mobilières accolées à un support numérique. Régi par un cadre réglementa­ire et accordant des droits. Ce sera un pas en avant si les investisse­urs qui acquièrent des jetons décident d’utiliser les droits qui vont avec. Et s’ils se comportent en actionnair­es plutôt qu’en passagers clandestin­s mais avides.

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