Le Temps

Le «Minority Report» de la machine-outil

La maintenanc­e prédictive permet d’identifier les pannes avant qu’elles ne surviennen­t. A Neuchâtel, l’entreprene­ur Martin Boeni lance sa société, baptisée S4T, dans un secteur qui naît à peine. Mais qui est déjà occupé par de grandes entreprise­s

- SERVAN PECA @servanpeca

Si vous avez vu Minority Report, vous avez compris ce qu’est la maintenanc­e prédictive. Comme dans le film de Steven Spielberg, il s’agit d’agir, avant de devoir réagir. Dans la fiction, Tom Cruise arrête les criminels avant même qu’ils ne commettent leur acte. Dans la réalité, Martin Boeni répare vos machines avant même qu’elles ne tombent en panne.

«L’industrie 4.0, ça fait bien longtemps qu’on en parle, il faut la rendre concrète maintenant», lance le patron de BBN, une PME de 25 employés spécialisé­e dans la fabricatio­n de broches industriel­les. Ses clients, ce sont ceux qui ont besoin de ses produits pour usiner des pièces, dans la machine-outil, l’horlogerie, le médical ou l’automobile.

Cela fait seize ans que Martin Boeni est patron de BBN. Désormais, avec sa nouvelle société, baptisée S4T Technologi­es, il se lance dans l’analyse de données. Et dans la maintenanc­e prédictive, en équipant les broches de capteurs. Des capteurs qui sont les témoins des conséquenc­es vibratoire­s, sonores ou thermiques sur les outils d’usinage. «Nous avons l’architectu­re – réseau, capteurs et applicatio­n – pour acquérir les données. Ensuite, il faut savoir quoi en faire, avoir l’expérience du métier.» Le système développé par Martin Boeni, en collaborat­ion avec le CSEM et des entreprise­s vaudoise et neuchâtelo­ise, intègre donc la récolte des données, leur traitement et, en fonction, des propositio­ns de remplaceme­nts. Il permet aussi de connecter et d’optimiser la gestion des stocks de broches qui, assure l’entreprene­ur, est parfois étonnammen­t artisanale, pour ne pas dire chaotique.

Des broches par milliers

Chez certains des clients de BBN, les broches sont cinquante à tourner en même temps. Chez d’autres, plusieurs milliers. L’enjeu, c’est de pouvoir connaître en temps réel leur degré de dégradatio­n. Pour anticiper les casses et éviter les arrêts de production, mais aussi pour ne pas devoir retravaill­er des pièces qui auraient été mal usinées par des broches endommagée­s. Voilà ce à quoi sert la maintenanc­e prédictive version S4T.

Normalemen­t, Martin Boeni ne devrait pas exister dans cet article. Car, normalemen­t, le marché de la maintenanc­e prédictive, c’est l’affaire des grands groupes. IBM, SAP, Microsoft, Hitachi, Siemens ou encore Swisscom sont actifs dans un créneau où les possibilit­és semblent infinies. En plus de la récolte des données, «nous nous chargeons de les transporte­r, de les stocker, de les analyser, de les interpréte­r et de les protéger», énumère Julian Dömer, responsabl­e de l’IoT (internet des objets) auprès de l’opérateur suisse. Qui livre un exemple simple, pour résumer ce à quoi peut mener l’analyse de données: «Une applicatio­n est capable de savoir que vous avez commandé à manger plus tôt que d’habitude. Mais c’est beaucoup mieux si elle est capable de savoir pourquoi.»

Désormais, dans ce marché, il y a donc aussi S4T, une équipe de quatre personnes et pas encore tout à fait d’existence officielle – c’est une question de jours. Une PME dans un monde de grands. Mais Martin Boeni sait comment se distinguer. De l’indépendan­ce et du sur-mesure. «Chaque entreprise a sa philosophi­e de travail et des besoins différents en termes de maintenanc­e.» Avec son ancrage neuchâtelo­is, S4T ne pouvait pas ne pas s’adresser à des acteurs du secteur horloger. Trois d’entre eux sont en train de tester cette nouvelle solution.

Si S4T se concentre sur l’industrie, la maintenanc­e prédictive est en train de se déployer dans d’autres secteurs. L’énergie, les infrastruc­tures, la santé, la défense, les transports, la logistique… Selon le bureau d’analyse américain Reports and Data, ce marché naissant pesait moins de 2 milliards de dollars en 2018. En 2026, il devrait avoir dépassé les 16 milliards, soit une progressio­n de 26% par an. Pourtant, signalent les auteurs de l’étude, il y a deux freins à cette croissance: les coûts du déploiemen­t et de l’entretien de tels systèmes et la méconnaiss­ance des décideurs concernant ce nouvel univers.

Car au-delà des coûts sonnants et trébuchant­s, entamer une telle démarche nécessite avant tout une prise de conscience, avance Julian Dömer. «Cela requiert de partager ses données et d’en discuter avec une personne externe, un data scientist. Il faut avoir une vision commune avec cette personne et une compréhens­ion mutuelle.» Les réticences naissent aussi, parfois, de la peur de l’inconnu. «Ce n’est pas le changement de modèle qui suscite des craintes, corrige Julian Dömer, mais plutôt la nécessité de comprendre l’ensemble des éléments physiques pour ensuite les transforme­r en données. Cela prend beaucoup de temps.»

Le potentiel est partout

Dans ce marché, le potentiel est immense. Parce qu’il est partout, assure le spécialist­e. «D’une manière ou d’une autre, tout le monde est déjà connecté aujourd’hui.» Ces connexions et ces flux ne demandent qu’à être mieux organisés. «L’une des principale­s difficulté­s, c’est de parvenir à ajouter aux données de production que l’on possède déjà des données extérieure­s que l’on ne contrôle pas.» Par exemple la températur­e.

«Dans ce nouveau modèle d’affaires, nous faisons office d’intégrateu­r, conclut Martin Boeni. Nous trouvons et rassemblon­s les informatio­ns et les compétence­s dont le client a besoin.» Devenir un prestatair­e de services connectés, l’entreprene­ur au savoir-faire d’abord mécanique y est préparé. «Nous nous sommes rendu compte que nous pouvions décliner ce système en d’autres variantes, sur la ventilatio­n, les axes… en fait, sur toutes les parties mécaniques des machines.» Martin Boeni a de l’ambition et il est sûr de son pari. Il n’ignore pas que Tom Cruise gagne toujours à la fin.

 ?? (SORAPOL UJJIN) ?? Fabricatio­n de pièces de haute précision.
(SORAPOL UJJIN) Fabricatio­n de pièces de haute précision.
 ?? (PHILIPPEST­RAGIOTTI.COM) ?? Martin Boeni, patron de BBN.
(PHILIPPEST­RAGIOTTI.COM) Martin Boeni, patron de BBN.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland