Harvey Weinstein, scénario prison
Le verdict dans l’affaire Harvey Weinstein a été applaudi. Quel sera son impact sur le mouvement #MeToo, qui a émergé dans le sillage des enquêtes sur le magnat d’Hollywood? Réponses avec la philosophe de la pensée féministe Geneviève Fraisse
Le verdict des jurés new-yorkais était très attendu, scruté au-delà des frontières américaines: lundi, Harvey Weinstein a été reconnu coupable d’agression sexuelle et de viol; il attend désormais de connaître sa peine, le 11 mars prochain.
C’est la première reconnaissance de culpabilité dans une affaire post-#MeToo aux EtatsUnis. Le début d’«une nouvelle ère de justice», a rapidement affirmé la présidente du mouvement Time’s Up, Tina Tchen. Qu’espérer maintenant pour le mouvement de prise de parole né de l’affaire Weinstein en 2017?
Geneviève Fraisse, philosophe de la pensée féministe, directrice de recherche émérite au CNRS et autrice de nombreux essais – La Suite de l’histoire. Actrices, créatrices (2019), Féminisme et Philosophie (2020) – répond à nos questions.
Vous avez consacré quarante ans de votre vie à la question du droit des femmes. Quelle a été votre réaction à l’annonce du verdict, lundi? De nombreux observateurs pensaient que Weinstein pourrait être acquitté, mais pas moi: cela me semblait impossible. Ce verdict, selon votre interlocuteur, peut être vu comme un verre à moitié plein ou à moitié vide. Pour moi, il s’inscrit dans cette nouvelle écriture de l’histoire de l’émancipation des femmes. C’est un compromis en demi-teinte: on avance, mais «point trop n’en faut».
Quel regard portez-vous sur la phrase du procureur de Manhattan selon laquelle ce verdict «change le cours de l’histoire»? Plus que le verdict en lui-même, le tournant est marqué selon moi par l’attitude de certains hommes aujourd’hui. Le procureur a eu l’élégance de changer d’avis ces dernières années: il ne faut pas oublier qu’il s’agit du même homme qui avait abandonné les poursuites contre Dominique Strauss-Kahn en 2011 après que son accusatrice eut modifié son récit, et qui, en 2015, avait renoncé à inculper Harvey Weinstein, alors qu’une mannequin italienne avait porté plainte… Le fait que le procureur lui-même a prononcé cette phrase en 2020 en dit très long. Dans la même veine, le fait que le chanteur d’opéra espagnol Placido Domingo a fini par demander pardon, ce mardi, à la vingtaine de femmes qui l’accusaient de harcèlement sexuel aux Etats-Unis est un vrai tournant.
Dans quelle mesure le verdict peut-il aussi être perçu comme un revers pour #MeToo? Les jurés ont jugé Weinstein coupable uniquement des deux chefs visant deux personnes [l’agression sexuelle de l’ancienne assistante de production Mimi Haleyi, en 2006, et le viol de l’aspirante actrice Jessica Mann, en 2013, ndlr]. Ils l’ont disculpé de la circonstance aggravante de comportement «prédateur». On a estimé ici qu’Harvey Weinstein n’avait pas mis en place de système, alors que plus de 80 femmes l’accusent publiquement…
Quelles conséquences sociétales aura ce procès au-delà des frontières américaines? Les deux dernières années l’ont montré: si la prise de parole – et j’insiste ici sur le mot «prise» de parole – a commencé aux Etats-Unis dans le sillage d’enquêtes journalistiques, elle ne connaît pas de frontières. C’est comme une arborescence, chaque branche prenant un tour différent selon les pays.
Où en est-on en Europe? Comme l’a relevé l’actrice Adèle Haenel dans un entretien accordé ce lundi au New York Times, l’Europe, et la France en particulier, a encore bien du retard: la parole des victimes est encore souvent ridiculisée, minimisée, même quand de solides enquêtes journalistiques du type Mediapart les appuient [la Française a accusé le réalisateur Christophe Ruggia d’attouchements dans une enquête de Mediapart – la justice s’étant auto-saisie, ce dernier a depuis été mis en examen pour «agressions sexuelles sur mineur de 15 ans par personne ayant autorité sur la victime», ndlr]. Dans ce contexte défavorable à la parole des victimes, son discours est très politique. En accusant publiquement ce réalisateur, elle dit: même moi, actrice puissante, je ne peux rien contre le système judiciaire tel qu’il est, alors je parle dans l’espace public.
Qu’est-ce que cela signifie pour les femmes des classes populaires, qui ne peuvent pas se permettre de dire «la justice n’est pas la solution, je parle au «New York Times»? Bien sûr, les femmes qui s’expriment aujourd’hui ont un pouvoir et une autonomie qui leur permettent de prendre la parole: C’est le cas des actrices qui ont accusé Weinstein, mais c’est aussi le cas de Vanessa Springora [autrice du livre Le Consentement, qui décrit l’emprise du pédocriminel Gabriel Matzneff quand elle était adolescente, ndlr] ou d’Adèle Haenel. La première a attendu d’être directrice de maison d’édition avant de publier son livre, la seconde est au zénith de son succès. Mais il faut être attentif aux conséquences positives: si on a pu mettre en lumière ces derniers mois les féminicides, par exemple, qui touchent principalement les femmes issues de milieux modestes, c’est parce qu’elles avaient au préalable pris publiquement la parole du haut de leur toute-puissance médiatique…
Chacune d’entre elles sert donc ce que vous appelez «le corps collectif», c’est-à-dire défendent les intérêts des femmes dans leur ensemble? Absolument. C’est cela qui est historique. Ces stars ne parlent pas d’elles-mêmes, elles parlent du système patriarcal dans lequel elles sont prises. Quand l’une prend la parole, c’est au nom de toutes les autres, ou avec toutes les autres, ou pour toutes les autres, notamment celles qui ne peuvent pas le faire. Au-delà du verdict Weinstein par exemple, il ne s’agit pas seulement de réclamer son droit – ce que permettrait une plainte individuelle, peut-être –, mais de montrer que nos sociétés ont été fondées sur l’idée que les corps des femmes étaient à la disposition des hommes, au point d’en faire une organisation sociale. La multiplication des affaires dans tous les milieux (artistiques, sportifs, dans les universités et j’en passe) en est l’illustration indéniable.
Qu’espérez-vous aujourd’hui? Que la chose se politise encore davantage. Les dénonciations prennent une ampleur telle que nos sociétés n’auront pas le choix. L’affaire DSK incarnait le XIXe siècle (l’homme de pouvoir et sa bonne), d’autres récemment ont incarné les rapports de pouvoir du XXe siècle (des hommes politiques et leurs subordonnées à l’Assemblée nationale, en France). Au XXIe siècle, on rentre dans l’ère de l’histoire faite avec les femmes. Elles prennent collectivement la parole, accompagnées des hommes qui comprennent ces enjeux et veulent eux aussi dénoncer la domination malsaine de certains. Fort heureusement! Il était temps que les hommes contribuent à ce que nous écrivions ensemble une nouvelle page d’histoire.
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GENEVIÈVE FRAISSE
PHILOSOPHE DE LA PENSÉE FÉMINISTE
«Au XXIe siècle, on rentre dans l’ère de l’histoire faite avec les femmes. Elles prennent collectivement la parole, accompagnées des hommes qui comprennent ces enjeux»