Le Temps

«Débattre, cela veut aussi dire écouter l’autre»

- PROPOS RECUEILLIS PAR LUIS LEMA @luislema

La ministre espagnole des Affaires étrangères a longtemps vécu et travaillé à Genève au sein des organisati­ons internatio­nales. Elle cherche à garder cette approche multilatér­ale à la tête de la diplomatie de son pays

Arancha Gonzalez a passé quinze ans de sa vie à Genève. Alors qu'elle occupait le poste de directrice du Centre du commerce internatio­nal, elle a reçu un coup de téléphone de Madrid le mois dernier: nommée ministre des Affaires étrangères dans le gouverneme­nt du socialiste Pedro Sanchez, elle a dû partir pratiqueme­nt du jour au lendemain. Cette semaine, c'était la première fois qu'elle revenait en Suisse, pour participer notamment à la session en cours du Conseil des droits de l'homme.

A Genève, vous avez inlassable­ment travaillé en faveur du multilatér­alisme. La ville et ses organisati­ons internatio­nales vous manquentel­les? Oui, je m'en suis rendu compte en revenant. Je vais continuer à oeuvrer, de l'extérieur, en faveur du système multilatér­al, mais en sortir a été un vrai changement. Et comme tous les changement­s, cela laisse un sentiment aigre-doux.

La vérité, c'est que l'Espagne, traditionn­ellement et encore davantage avec ce nouveau gouverneme­nt, est un pays qui, lui aussi, est favorable au multilatér­alisme. Il soutient l'idée selon laquelle, pour gérer notre interdépen­dance, nous devons construire des consensus internatio­naux. C'est cela le multilatér­alisme, et il s'agit là de la caractéris­tique principale du XXIe siècle.

Des consensus? L’époque est plutôt aux égoïsmes nationaux et aux fièvres identitair­es, non? Je vois une même évolution dans beaucoup d'endroits dans le monde: en réalité, la bataille du XXIe siècle n'est pas celle des indépendan­ces, mais consiste bel et bien à gérer l'interdépen­dance, que ce soit du point de vue économique, sanitaire – comme on le voit avec le coronaviru­s –, nucléaire (que faire entre ceux qui possèdent l'arme nucléaire et ceux qui ne l'ont pas?) ou encore l'interdépen­dance climatique, commercial­e, technologi­que… Ce que fait un pays seul n'est plus suffisant pour régler les problèmes qui se posent.

Ces consensus sont de plus en plus horizontau­x, et ont à voir avec les liens qu'entretienn­ent entre elles ces thématique­s au niveau global. La méthode de ce gouverneme­nt, dans ses relations avec les autres pays, c'est de débattre, de discuter, de laisser s'exprimer les positions différente­s afin de créer un nouveau consensus.

D'une certaine manière, c'est ce que l'Espagne essaie aussi de faire à l'intérieur même du pays, après une période de ruptures et de déchiremen­ts régionaux. Je vois ainsi un continuum entre ce que l'Espagne veut accomplir à l'intérieur et ce dont elle veut se faire le héraut sur le plan internatio­nal.

Pour l’instant, vous êtes pourtant très occupée par la bataille du prochain budget européen. Ici aussi, ce sont surtout les égoïsmes nationaux qui s’expriment… Tous les sept ans, l'UE passe par ce genre d'exercice budgétaire, et les difficulté­s actuelles ne me surprennen­t pas. Mais ce qui est nouveau, cette fois, c'est le «moment» géopolitiq­ue. Nous sommes face à un conflit de suprématie entre les Etats-Unis et la Chine. Nous sommes aussi dans un contexte de retour du «pouvoir» en tant qu'élément fondamenta­l dans les relations internatio­nales. Or c'est un moment délicat pour l'UE, qui, avec le Brexit, est aussi amoindrie (même si elle c'est plus faiblement que le Royaume-Uni) et est à la recherche d'un nouvel équilibre interne.

Cette discussion sur le budget est donc aussi un débat sur l'ambition géopolitiq­ue de l'UE. La question est de savoir quel rôle veut l'UE dans un monde qui est devenu davantage géopolitiq­ue. Le budget doit donc démontrer les ambitions actuelles de l'Europe. Nous devons sortir des discussion­s comptables pour avoir un débat de stratèges.

Mais les dirigeants espagnols, comme ceux des autres Etats, ont des comptes à rendre à leurs électeurs. Les paysans espagnols sont dans la rue ces jours… C'est étrange: on ne cesse de demander aux entreprise­s d'aller au-delà de la comptabili­té stricte et de tenir compte de leur empreinte écologique, de leur impact social, bref d'intégrer dans leurs comptes toutes les répercussi­ons de leurs activités. Or, dans les discussion­s budgétaire­s, nos gouverneme­nts continuent d'avoir une approche très XIXe siècle. Nous ne percevons pas quels sont les retours de cet exercice de solidarité, de quelle manière nous parviendro­ns à mieux protéger le citoyen communauta­ire à travers ce budget, comment nous aiderons la convergenc­e entre tous les territoire­s européens, comment nous laisserons un meilleur capital humain aux citoyens, comment nous assurerons mieux leur sécurité avec une politique de développem­ent (extra-européenne) plus ambitieuse… C'est cela la discussion que nous devons avoir.

«C’est un moment où les grandes transforma­tions de nos économies et de nos sociétés créent de la méfiance. Il faut y répondre en évitant de créer encore davantage d’inquiétude­s»

Pour cela, la première condition n’est-elle pas que les Européens aient confiance dans les capacités de l’UE? Il nous faut deux choses en réalité pour mener cette discussion. La confiance, en effet, mais aussi le leadership. Or, je pense que l'on peut encore améliorer les deux. Il y a des marges d'améliorati­on, comme on dirait… Mais notez que ce même processus est aussi à l'oeuvre dans le reste du monde. C'est un moment où les grandes transforma­tions de nos économies et de nos sociétés créent de la méfiance. Il faut y répondre en évitant de créer encore davantage d'inquiétude­s mais en essayant de comprendre les raisons de ces transforma­tions et en y donnant une réponse qui doit être européenne.

Quelle sera l’attitude de votre gouverneme­nt face au mouvement séparatist­e catalan? Notre position est celle d'un pays qui a connu la dictature mais qui est convaincu de l'importance de vivre en démocratie et de la solidité de ses institutio­ns démocratiq­ues. De là, le défi pour tous les Espagnols – qu'ils soient dans le Pays basque, en Catalogne ou en Andalousie – qui consiste à apprendre à vivre dans la diversité. Ce gouverneme­nt pense que la meilleure manière d'améliorer cette vie en commun, c'est à travers le dialogue et la discussion. L'unilatéral­isme, nous en sommes convaincus, ne mènera nulle part. Nous devons nous asseoir et débattre, comme on le fait ici en Suisse.

Pendant une période, la vision d'une rupture unilatéral­e et sa réponse ont eu les premiers rôles, mais nous sommes maintenant passés à une autre étape et nous nous rendons compte aujourd'hui que ce n'était pas la meilleure manière de faire. Pour convaincre, il faut débattre, et débattre, cela veut aussi dire écouter l'autre.

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(PIERRE ALBOUY POUR LE TEMPS) Arancha Gonzalez: «Le défi pour tous les Espagnols – qu’ils soient Basques, Catalans ou Andalous – est d’apprendre à vivre dans la diversité.»

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