«Débattre, cela veut aussi dire écouter l’autre»
La ministre espagnole des Affaires étrangères a longtemps vécu et travaillé à Genève au sein des organisations internationales. Elle cherche à garder cette approche multilatérale à la tête de la diplomatie de son pays
Arancha Gonzalez a passé quinze ans de sa vie à Genève. Alors qu'elle occupait le poste de directrice du Centre du commerce international, elle a reçu un coup de téléphone de Madrid le mois dernier: nommée ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement du socialiste Pedro Sanchez, elle a dû partir pratiquement du jour au lendemain. Cette semaine, c'était la première fois qu'elle revenait en Suisse, pour participer notamment à la session en cours du Conseil des droits de l'homme.
A Genève, vous avez inlassablement travaillé en faveur du multilatéralisme. La ville et ses organisations internationales vous manquentelles? Oui, je m'en suis rendu compte en revenant. Je vais continuer à oeuvrer, de l'extérieur, en faveur du système multilatéral, mais en sortir a été un vrai changement. Et comme tous les changements, cela laisse un sentiment aigre-doux.
La vérité, c'est que l'Espagne, traditionnellement et encore davantage avec ce nouveau gouvernement, est un pays qui, lui aussi, est favorable au multilatéralisme. Il soutient l'idée selon laquelle, pour gérer notre interdépendance, nous devons construire des consensus internationaux. C'est cela le multilatéralisme, et il s'agit là de la caractéristique principale du XXIe siècle.
Des consensus? L’époque est plutôt aux égoïsmes nationaux et aux fièvres identitaires, non? Je vois une même évolution dans beaucoup d'endroits dans le monde: en réalité, la bataille du XXIe siècle n'est pas celle des indépendances, mais consiste bel et bien à gérer l'interdépendance, que ce soit du point de vue économique, sanitaire – comme on le voit avec le coronavirus –, nucléaire (que faire entre ceux qui possèdent l'arme nucléaire et ceux qui ne l'ont pas?) ou encore l'interdépendance climatique, commerciale, technologique… Ce que fait un pays seul n'est plus suffisant pour régler les problèmes qui se posent.
Ces consensus sont de plus en plus horizontaux, et ont à voir avec les liens qu'entretiennent entre elles ces thématiques au niveau global. La méthode de ce gouvernement, dans ses relations avec les autres pays, c'est de débattre, de discuter, de laisser s'exprimer les positions différentes afin de créer un nouveau consensus.
D'une certaine manière, c'est ce que l'Espagne essaie aussi de faire à l'intérieur même du pays, après une période de ruptures et de déchirements régionaux. Je vois ainsi un continuum entre ce que l'Espagne veut accomplir à l'intérieur et ce dont elle veut se faire le héraut sur le plan international.
Pour l’instant, vous êtes pourtant très occupée par la bataille du prochain budget européen. Ici aussi, ce sont surtout les égoïsmes nationaux qui s’expriment… Tous les sept ans, l'UE passe par ce genre d'exercice budgétaire, et les difficultés actuelles ne me surprennent pas. Mais ce qui est nouveau, cette fois, c'est le «moment» géopolitique. Nous sommes face à un conflit de suprématie entre les Etats-Unis et la Chine. Nous sommes aussi dans un contexte de retour du «pouvoir» en tant qu'élément fondamental dans les relations internationales. Or c'est un moment délicat pour l'UE, qui, avec le Brexit, est aussi amoindrie (même si elle c'est plus faiblement que le Royaume-Uni) et est à la recherche d'un nouvel équilibre interne.
Cette discussion sur le budget est donc aussi un débat sur l'ambition géopolitique de l'UE. La question est de savoir quel rôle veut l'UE dans un monde qui est devenu davantage géopolitique. Le budget doit donc démontrer les ambitions actuelles de l'Europe. Nous devons sortir des discussions comptables pour avoir un débat de stratèges.
Mais les dirigeants espagnols, comme ceux des autres Etats, ont des comptes à rendre à leurs électeurs. Les paysans espagnols sont dans la rue ces jours… C'est étrange: on ne cesse de demander aux entreprises d'aller au-delà de la comptabilité stricte et de tenir compte de leur empreinte écologique, de leur impact social, bref d'intégrer dans leurs comptes toutes les répercussions de leurs activités. Or, dans les discussions budgétaires, nos gouvernements continuent d'avoir une approche très XIXe siècle. Nous ne percevons pas quels sont les retours de cet exercice de solidarité, de quelle manière nous parviendrons à mieux protéger le citoyen communautaire à travers ce budget, comment nous aiderons la convergence entre tous les territoires européens, comment nous laisserons un meilleur capital humain aux citoyens, comment nous assurerons mieux leur sécurité avec une politique de développement (extra-européenne) plus ambitieuse… C'est cela la discussion que nous devons avoir.
«C’est un moment où les grandes transformations de nos économies et de nos sociétés créent de la méfiance. Il faut y répondre en évitant de créer encore davantage d’inquiétudes»
Pour cela, la première condition n’est-elle pas que les Européens aient confiance dans les capacités de l’UE? Il nous faut deux choses en réalité pour mener cette discussion. La confiance, en effet, mais aussi le leadership. Or, je pense que l'on peut encore améliorer les deux. Il y a des marges d'amélioration, comme on dirait… Mais notez que ce même processus est aussi à l'oeuvre dans le reste du monde. C'est un moment où les grandes transformations de nos économies et de nos sociétés créent de la méfiance. Il faut y répondre en évitant de créer encore davantage d'inquiétudes mais en essayant de comprendre les raisons de ces transformations et en y donnant une réponse qui doit être européenne.
Quelle sera l’attitude de votre gouvernement face au mouvement séparatiste catalan? Notre position est celle d'un pays qui a connu la dictature mais qui est convaincu de l'importance de vivre en démocratie et de la solidité de ses institutions démocratiques. De là, le défi pour tous les Espagnols – qu'ils soient dans le Pays basque, en Catalogne ou en Andalousie – qui consiste à apprendre à vivre dans la diversité. Ce gouvernement pense que la meilleure manière d'améliorer cette vie en commun, c'est à travers le dialogue et la discussion. L'unilatéralisme, nous en sommes convaincus, ne mènera nulle part. Nous devons nous asseoir et débattre, comme on le fait ici en Suisse.
Pendant une période, la vision d'une rupture unilatérale et sa réponse ont eu les premiers rôles, mais nous sommes maintenant passés à une autre étape et nous nous rendons compte aujourd'hui que ce n'était pas la meilleure manière de faire. Pour convaincre, il faut débattre, et débattre, cela veut aussi dire écouter l'autre.
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