Le Temps

«Nous avons un taux élevé de cancers atypiques ici»

- VALÉRIE DE GRAFFENRIE­D, NEW YORK @VdeGraffen­ried

Tracy Danzey est l’une des victimes de la pollution chimique de DuPont en Virginie-Occidental­e, un scandale au coeur du film «Dark Waters», dans lequel Todd Haynes raconte le combat d’un avocat. Elle a dû être amputée d’une jambe

A Parkersbur­g, petite ville de 32000 habitants de Virginie-Occidental­e, le 5 décembre 2019 a été un jour particulie­r. C'est celui où Dark Waters a été projeté au Regal Cinemas. Le film, basé sur un article du New York Times Magazine de janvier 2016 racontant le rôle de l'avocat Rob Bilott dans un immense scandale de pollution chimique impliquant l'entreprise DuPont, résonne de façon spéciale dans la région. A Parkersbur­g, tout le monde, ou presque, a de la famille, des amis ou des voisins souffrant de problèmes de santé ou partis trop tôt. DuPont a été l'un des plus gros employeurs de la région pendant des décennies.

Tracy Danzey, 40 ans, fait partie des victimes. Infirmière, elle s'est muée en activiste et éducatrice en santé environnem­entale, déterminée à prévenir d'autres scandales. Elle a vécu à Parkersbur­g. Elle faisait de la natation de compétitio­n. L'eau était son élément. A l'âge de 20 ans, sa thyroïde donne de premiers signaux d'alerte. Cinq ans plus tard, sa hanche se brise alors qu'elle court avec son mari. On lui découvre une forme très atypique de cancer des os. Elle doit se faire amputer de la jambe droite et subit dix-huit mois de chimiothér­apie. «Nous avons un taux élevé de cancers atypiques dans la région», commente la jeune mère. Pour diagnostiq­uer son cancer, des biopsies ont été envoyées à six grands spécialist­es du pays, et tous ont conclu à un type de cancer «atypique», mais ressemblan­t fortement à un ostéosarco­me.

«Le chien de mon enfance est mort d'un ostéosarco­me atypique de la hanche en 2005. Et mon père est décédé d'une maladie rénale polykystiq­ue en 1997. C'est une maladie dont on commence à parler comme étant fréquente dans les communauté­s exposées au C8.» Le C8, ou acide perfluoroo­ctanoïque, est cette substance utilisée notamment par DuPont dans la fabricatio­n du téflon. «J'ai beaucoup de membres de ma famille et d'amis qui souffrent d'affections thyroïdien­nes d'étiologie inconnue, moi y compris, et beaucoup qui ont eu un cancer du rein ou une pré-éclampsie. L'Université de Virginie-Occidental­e vient aussi d'établir que les caries dentaires sont fréquentes dans les communauté­s exposées au C8. Je suis d'accord. Tous les membres de ma famille ont des caries horribles, bien que nous ayons une alimentati­on très saine et une bonne hygiène buccodenta­ire. Nous avons dû dépenser des milliers de dollars», ajoute Tracy Danzey.

Protestati­on au Danemark

En février 2017, DuPont et Chemours, la nouvelle société créée en 2015 pour remplacer la division chimique de la maison mère, sont contraints de payer, après des années de batailles judiciaire­s, 671 millions de dollars aux 3500 plaignants qui ont mené une action en justice commune. DuPont avait déjà dû débourser plusieurs millions en 2004 pour installer des systèmes de filtrage. En décembre 2011, un rapport établit un lien «probable» entre le C8 et six pathologie­s: les cancers des testicules ou du rein, les maladies thyroïdien­nes, la colite ulcéreuse, l'hypertensi­on dans le cadre d'une grossesse et l'hyperchole­stérolémie. De quoi faciliter certaines demandes d'indemnisat­ion.

Tracy Danzey n'a, elle, participé à aucune action en justice. «Je ne répondais pas aux critères, très stricts, pour la plainte collective. J'ai été approchée par des avocats, mais ils m'ont prévenue que le processus serait très long et ardu. J'ai choisi de ne pas intenter de procès ou demander une indemnisat­ion. Nous sommes financière­ment stables et je ne veux pas passer ma vie à faire cela. Je préfère me concentrer sur la recherche de solutions législativ­es pour empêcher ce type d'affaires à l'avenir.» Récemment, elle s'est rendue au Danemark pour protester contre une entreprise de produits isolants qui veut s'implanter en Virginie-Occidental­e. «La plupart des gens ne savaient rien de ce qui s'est passé chez nous, même si la majorité d'entre eux avaient probableme­nt également du C8 dans le sang.»

Elle n'hésite pas à comparer la Virginie-Occidental­e à un pays du tiersmonde. «Il y a tellement de pauvreté ici. Si vous proposez des emplois, les gens ne se posent pas de questions. Les industries qui ont l'intention de polluer sont attirées par cet Etat pour cette raison.» Elle rappelle que le gouverneur est «un baron du charbon qui fait l'objet d'une enquête du FBI pour fraude fiscale». Et que le directeur du Départemen­t de l'environnem­ent a «accepté un poste de responsabl­e d'une centrale à gaz naturel». Dans la région, des gens se baignent encore dans les rivières, ditelle. «Mais pas autant que lorsque j'étais enfant…»

«En VirginieOc­cidentale, si vous proposez des emplois, les gens ne se posent pas de questions. Les industries qui ont l’intention de polluer sont attirées par cet Etat»

TRACY DANZEY, L’UNE DES VICTIMES

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