Le Temps

Covid-19: une semaine dans une cellule de crise

Notre journalist­e a passé une semaine au sein de la cellule de crise vaudoise traitant du coronaviru­s. Rencontre avec le personnel soignant, des pensionnai­res d’EMS et la directrice de la santé

- BORIS MABILLARD @bmabillard

«Le Temps» s’est immergé dans le quotidien de la task force vaudoise qui a été chargée de la gestion de l’épidémie de Covid-19

■ Le centre de gravité de la pandémie se déplaçant de l’hôpital vers l’EMS, nous sommes allés à la rencontre du personnel soignant et des pensionnai­res

■ Là, une crainte se fait jour: celle que les conditions de vie des personnes âgées ne se détérioren­t irrémédiab­lement. Et «que la mort ne se vive pas bien»

L’infirmière à domicile était l’une des dernières à s’exprimer, mais la première à témoigner d’une situation de terrain brute, tellement rugueuse et brutale qu’autour d’elle la douzaine de profession­nels de la santé réunis, jeudi 3 avril, au premier sous-sol de l’Hôpital de Payerne, pour rencontrer Rebecca Ruiz, cheffe du Départemen­t de la santé et de l’action sociale, sont restés muets comme sidérés. Elle avait suivi son premier patient décédé du Covid-19 cinq jours plus tôt et son émotion était encore vive. Désormais, dans le canton de Vaud, mais cela se constate ailleurs aussi, la moitié des victimes meurt hors d’une structure hospitaliè­re. Et, sans surprise, la tendance s’accentue, comme si le centre de gravité de l’épidémie de Covid-19 se déplaçait de l’hôpital vers l’EMS. «Les médecins et le personnel de soins dans les EMS sont en première ligne. Un lourd fardeau repose sur leurs épaules», commente Stéfanie Monod, la directrice de la Santé publique vaudoise.

Inévitable­ment, les plus vieux sont touchés

Malgré toutes les mesures prises pour séparer les génération­s, l’épidémie a touché de plein fouet les personnes âgées, c’est-à-dire celles qui sont aussi les plus à risques. C’était inévitable et de nombreux pays connaissen­t ce développem­ent. Stéfanie Monod le sait bien, mieux que quiconque peut-être parce qu’en tant que gériatre elle a consacré le plus clair de sa carrière à penser la fin de vie. Mais elle semble accablée de fatigue ou de tristesse et prise comme au dépourvu par la multiplica­tion des décès chez les personnes âgées: «Evidemment, la mort est triste, pour les proches du disparu, ainsi que pour le personnel soignant qui a entouré le défunt jusqu’à la fin. Mais ce qui me serre le coeur, c’est la crainte que les conditions de vie des personnes âgées ne se détérioren­t beaucoup, que la mort ne se vive pas bien, qu’elle ne puisse pas prendre un sens pour la famille et, plus globalemen­t, pour l’ensemble de la collectivi­té.»

De retour au siège de la cellule de gestion sanitaire du coronaviru­s, deuxième étage, aile gauche du Bâtiment administra­tif de la Pontaise (BAP), Stéfanie Monod tient à être précise, elle aime mettre des mots sur les choses pour exprimer les nuances: «Cette crise sanitaire fait office de révélateur ou plutôt d’amplificat­eur. Je sais que le système de santé tend à favoriser le volet hospitalie­r des soins, mais, aujourd’hui, cette réalité devient encore plus criante. Quel sens donner au projet thérapeuti­que? Comment appréhende­r la mort? Ces questions se posent avec acuité aujourd’hui.»

Accompagne­r la fin de vie

En EMS, la qualité de la fin de vie, l’accompagne­ment et les soins palliatifs sont privilégié­s sur la médecine intensive. Lorsqu’un pensionnai­re âgé et à la santé fragile développe des symptômes qui pourraient laisser à penser qu’il a contracté le Covid-19, que faire? «Dans la mesure où la plupart des soins médicaux prescrits pour les malades du Covid-19 peuvent être dispensés dans l’EMS, transférer le patient dans une unité hospitaliè­re au risque de le traumatise­r n’est pas la solution, car ces transferts d’un lieu familier et rassurant vers une chambre d’hôpital anonyme sont souvent mal vécus, sans pour autant améliorer le pronostic vital», explique Stéfanie Monod.

L’intubation et le maintien dans un coma artificiel ont souvent des conséquenc­es délétères sur les patients âgés et, bien souvent, ils ne récupèrent ni leur capacité pulmonaire ni leur mobilité. «La pneumopath­ie provoquée par le Covid-19 peut laisser d’importante­s séquelles; quant au séjour en soins intensifs lui-même, il affaiblit globalemen­t les capacités fonctionne­lles. Suite à l’immobilisa­tion par exemple, les muscles fondent.»

Parmi les 82 résidents de l’EMS du Parc de Beausobre, à Morges, cinq personnes ont été testées positives au Covid-19. Elles sont isolées de même que les quelques autres pensionnai­res qui présentent des symptômes caractéris­tiques de la maladie et sont donc considérés comme malades sans avoir été testés. Pour la gériatre Tosca Bizzozzero, médecin-cheffe de l’établissem­ent, les actes médicaux doivent s’adosser à l’éthique et être pris en pesant l’intérêt du pensionnai­re et sa qualité de vie: «Il n’y a pas de raison de tester lorsque l’on a la quasi-certitude que le patient souffre du coronaviru­s.» En cas de décès, ces malades sont comptabili­sés par la cellule de gestion sanitaire comme des victimes du Covid-19.

De grands arbres, dont un cèdre centenaire, veillent sur les bâtiments modernes de l’EMS. De sa chambre, Elsy Mury voit une partie du parc et la ramure du vieux conifère. Le soleil du matin éclaire un fauteuil rouge en souffrance. «C’est là que Papy s’asseyait; Papy, c’était M. Marsens, avec qui j’avais des atomes crochus. Un grand homme, de onze ans mon aîné. Il me manque», dit-elle en marquant une longue pause. Les deux amis d’EMS ont été infectés par le coronaviru­s, lui est parti, le premier, en quelques jours; elle, elle se remet malgré ses 86 ans bien sonnés: «Les jambes ne me portent plus, mais la langue va trop bien», assène-t-elle de manière sonore. A côté du fauteuil, le concentrat­eur d’oxygène a été délaissé.

La prise en charge de patients Covid19 a inquiété le personnel soignant, les familles et une partie des résidents: «Au départ, lorsqu’on a annoncé le premier cas de Covid-19 positif dans l’établissem­ent, les collaborat­eurs ont manifesté une certaine appréhensi­on. J’ai répondu aussi bien que possible à cette demande d’être rassuré, en donnant des explicatio­ns et en encadrant chacun avec bienveilla­nce. Aujourd’hui, les équipes sont davantage collégiale­s et soudées qu’elles ne l’étaient», se réjouit Tosca Bizzozzero. Mais, consent-elle, si la situation est aussi sereine dans son institutio­n, c’est aussi parce qu’elle a bénéficié de l’aide de la protection civile, qui a mis à dispositio­n quelques-uns de ses hommes pour l’EMS.

Elsy Mury s’est montrée très claire: «Oui pour le supplément d’oxygène grâce au concentrat­eur, mais je ne veux pas être intubée.» Son compère décédé a lui aussi refusé tout net d’être intubé ou d’être hospitalis­é: «Il répétait qu’il voulait partir, je crois que c’était pour lui un soulagemen­t.» Une réalité que confirme Tosca Bizzozzero: «La plupart refusent d’être mis sous respirateu­r artificiel et préfèrent mourir ici, à l’EMS, c’est-à-dire chez eux.»

Les visites sont interdites dans les EMS du canton de Vaud, mais lorsque la situation l’exige, si l’état d’un patient se dégrade, des exceptions sont aménagées, explique Tosca Bizzozzero: «Nous avons un pensionnai­re dont le pronostic m’inquiète. J’ai proposé que deux membres de sa famille puissent lui rendre ensemble visite. Des précaution­s sont prises, le port du masque et de la blouse est notamment requis. Ils peuvent même se toucher, c’est fondamenta­l de ménager ce temps et cet espace à la famille et au malade.»

Pour Aline Brand, une infirmière à domicile qui oeuvre au sein de l’équipe IMUD de la Broye (Infirmière mobile urgence domicile), un partenaire de l’action médico-sociale vaudoise, l’une des caractéris­tiques du Covid19, c’est la rapidité avec laquelle l’état d’un malade peut parfois se détériorer: «Je me suis déplacée pour voir un patient qui disait avoir une légère gêne respiratoi­re. Et lorsque je suis arrivée chez lui, il étouffait littéralem­ent. Le pire, c’est le bruit effrayant de la respiratio­n, comme celui d’un vélomoteur qui refuserait de démarrer, je le reconnaîtr­ai désormais entre tous. La famille du malade était terrifiée, à cause du bruit et des contractio­ns violentes de la cage thoracique. Il a fallu expliquer en très peu de temps à la famille qu’elle devait se préparer au pire. C’était stressant, même pour moi qui suis habituée aux situations d’urgence. Avec les gouttes de morphine, il semblait moins souffrir. Je l’ai fait transporte­r à l’hôpital où il est mort en quelques heures.»

Les EMS ne comptent probableme­nt pas plus de cas que le reste de la société. Mais, lorsqu’un cas s’y déclare, la densité de résidents, les contacts nécessaire­s entre les patients et avec le personnel soignant favorisent l’éclosion d’un foyer contagieux ou même d’une flambée de cas. Et, dans la mesure où ils abritent une population âgée et fragile, on y compte plus de cas symptomati­ques et plus de cas qui dégénèrent en pneumopath­ies aiguës parfois mortelles. Enfin, avec l’augmentati­on des décès hors de la structure hospitaliè­re, le décompte précis des morts se complique.

«Peut-être y a-t-il une petite sous-estimation du nombre de décès liés au Covid-19. Les personnes âgées montrent parfois des pathologie­s conjointes qui s’ajoutent à des états de faiblesse. La présence ou non du virus n’a qu’une pertinence limitée. Dans tous les cas, ce qui importe vraiment, c’est que l’ensemble des malades du Covid-19, même en EMS ou dans une structure médico-sociale, puisse jouir des traitement­s appropriés et décider, lorsque le patient est en mesure de le faire, du type de suivi médical qu’il préfère. Nous ne laissons personne de côté, quels que soient son âge, sa situation ou l’endroit où il se trouve», précise Stéfanie Monod, d’un ton doux et en soupesant chacun de ses mots comme pour les ancrer dans sa réflexion: «Dans ce moment de tension, d’agitation et alors que les mesures d’éloignemen­t rendent difficile la proximité, mon défi est de maintenir suffisamme­nt de disponibil­ité émotionnel­le et d’attention pour que soient accompagné­s de la façon la plus juste et digne possible tous les malades en EMS, leurs proches et le personnel soignant.» Elle sourit avant de conclure: «J’aimerais pouvoir me retourner dans six mois, regarder en arrière et me dire que quel que soit le lieu de prise en charge ou de décès, chaque patient aura été accompagné et soulagé avec humanité et dignité. On revient à l’essentiel…»

«Quel sens donner au projet thérapeuti­que? Comment appréhende­r la mort? Ces questions se posent avec acuité aujourd’hui»

STÉFANIE MONOD, DIRECTRICE DE LA SANTÉ PUBLIQUE VAUDOISE

 ?? (DAVID WAGNIÈRES POUR LE TEMPS) ?? Elsy Mury, résidente de l’EMS du Parc de Beausobre, à Morges.
(DAVID WAGNIÈRES POUR LE TEMPS) Elsy Mury, résidente de l’EMS du Parc de Beausobre, à Morges.

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