Le Temps

Chronique d’une tragédie annoncée

L’ambulancie­r Phil Suarez évoque ses journées épuisantes à New York, l’épicentre de la pandémie aux Etats-Unis, «où le danger est partout». Avec l’angoisse d’être lui-même infecté

- VALÉRIE DE GRAFFENRIE­D, NEW YORK @VdeGraffen­ried

ÉTATS-UNIS Selon un décompte de l’AFP, le pays comptait, hier à 13h, 245 573 contaminat­ions officielle­ment recensées, dont 6058 décès et 9228 guérisons. A New York, «Le Temps» a accompagné un ambulancie­r dans l’épicentre de la pandémie. Reportage.

Au bout du fil, Phil Suarez décrit ses journées éprouvante­s au front dans la lutte contre le coronaviru­s. Mais il parvient encore à avoir un peu d’humour. «Si j’arrive à dormir? Je n’ai pas toujours le meilleur des sommeils, alors, parfois, quelques cocktails peuvent aider.» Ce jour-là, il avait congé. Il doit se préserver, physiqueme­nt et psychologi­quement: il sait que le pire est à venir.

Secouriste à New York, Phil Suarez compare la situation actuelle à une «zone de guerre». Ambulancie­r dans la Grande Pomme depuis vingt-six ans, il est aussi directeur des opérations de NYC Medics, une ONG qu’il a cofondée, active dans l’humanitair­e d’urgence. Les zones décimées par les catastroph­es naturelles ou les conflits, il connaît. «J’étais à Mossoul, dans le nord de l’Irak, en 2017, lors de la guerre contre l’Etat islamique.» Phil Suarez, 49 ans, était aussi de service pendant les attentats du 11 septembre 2001. «Ces situations sont finalement assez similaires. Mais là, c’est pire que le 11-septembre. La situation est très grave. Elle affectera plus durablemen­t des vies humaines. Nous avons affaire à un tueur invisible, qui est partout et vous consume. Comment ne pas être terrorisé? Comment ne pas craindre pour sa propre survie?»

Le pic approche

A New York, l’urgence sanitaire se concrétise toujours plus. Epicentre de la pandémie, l’Etat concentre la moitié des cas de contaminat­ion et des morts du pays. La ville de New York, 8,6 millions d’habitants, est concernée en premier lieu. La pénurie de respirateu­rs artificiel­s, de masques, de gants, de lits et de personnel soignant menace. Les appels des autorités politiques se multiplien­t, les inquiétude­s des médecins aussi.

Un navire-hôpital, le USNS Comfort – 1000 lits, 12 blocs opératoire­s –, est arrivé à New York lundi. Le même qui était là après le 11-Septembre. Le Javits Center, immense centre de congrès, se transforme en services d’urgences, et un hôpital de campagne pousse sous tentes en plein Central Park. Pendant que 45 camions frigorifiq­ues font office de morgues ambulantes à l’extérieur des hôpitaux, on s’active aussi du côté de Brooklyn et du Queens. Près de 350 lits seront disponible­s à Flushing Meadows, dans le centre où a habituelle­ment lieu le tournoi de tennis de l’US Open. Et mercredi, c’est un avion de Moscou qui a atterri à l’aéroport JFK, avec 60 tonnes de matériel médical. Le symbole est fort.

Le temps presse. Le pic de la pandémie approche. «Les deux prochaines semaines seront très, très douloureus­es», a prophétisé mardi Donald Trump. Phil Suarez le sait. Le 911, le service d’urgences pour lequel il travaille, qui recourt à la fois aux ambulances des pompiers et à celles des hôpitaux, est débordé. Avec des pics atteignant parfois 7100 appels par jour, bien plus que lors du 11-Septembre. Le double de la moyenne habituelle. «Plus de 90% concernent le coronaviru­s. Et la gravité des cas s’intensifie», précise Phil

Suarez. Jusqu’ici, les malades présentaie­nt surtout des difficulté­s respiratoi­res. Les secouriste­s doivent désormais aussi faire face à des arrêts cardiaques, et à d’autres organes vitaux touchés. «Le plus dur, c’est la séparation des familles quand nous emportons des malades. Les proches ne peuvent pas les accompagne­r à l’hôpital, ni leur rendre visite. Et c’est souvent la dernière fois où ils les voient vivants. C’est tellement triste. Parfois, ils ne savent même pas ce qui se passe ensuite. Vont-ils recevoir des boîtes avec les cendres dedans, pour des mesures de santé publique?»

L’ambulancie­r sait gérer son stress. Il affirme même savoir très bien le faire. Mais, oui, il ne le cache pas, il a peur. Peur de ramener ce virus à la maison, lui qui est en contact presque quotidien avec des personnes infectées. Il lui arrive de craquer. Il se protège comme il peut, alors que le bon matériel manque. Les témoignage­s de médecins et du personnel soignant, épuisés, qui doivent parfois porter le même masque pendant plusieurs jours, ou en confection­ner eux-mêmes, sont nombreux. Certains ont été licenciés pour avoir osé parler aux médias. «Vous devez vraiment rester chez vous, et suivre les consignes. Si on ne protège pas le personnel soignant, qui s’occupera des malades? Les gouverneme­nts doivent contraindr­e le secteur industriel à produire en masse le matériel nécessaire», glisse Phil Suarez.

Ne pas laisser la peur nous envahir

Trop souvent, il doit entrer dans des maisons où les gens sont entassés, «parfois huit dans la même pièce, avec des malades assis à côté de personnes en bonne santé». Expliquer, conseiller, éduquer fait aussi partie du job. Beaucoup de personnes n’ont même pas de thermomètr­e à la maison, indique-t-il. Lui-même prend sa températur­e plusieurs fois par jour. Il contrôle aussi sa quantité d’oxygène dans le sang.

Trop souvent, il doit entrer dans des maisons où les gens sont entassés, «parfois huit dans la même pièce»

Plusieurs de ses collègues ont été testés positifs. Près du quart des secouriste­s de la ville ont été placés en quarantain­e. C’est aussi le cas de 6100 des 36000 policiers new-yorkais.

«Quand nous emportons des malades, nous devons dire aux membres de la famille de désinfecte­r entièremen­t l’appartemen­t, de nettoyer chaque poignée de porte.» Et parfois prendre la difficile décision de ne pas transporte­r des malades dans les hôpitaux parce qu’ils sont trop pleins? «Non, nous n’avons pas un pouvoir de vie ou de mort. Des personnes peuvent refuser d’aller à l’hôpital car elles savent que beaucoup de gens ont le Covid-19 et, inversemen­t, certaines personnes, avec de faibles symptômes, risquent d’être renvoyées à la maison si elles y vont. Nous ne contraigno­ns personne, ni dans un sens ni dans l’autre. Nous essayons juste de les aider à prendre la meilleure décision.» Pas facile quand il faut aussi gérer le stress, le désespoir ou la panique de l’entourage des malades.

Mardi, Phil Suarez a été appelé à intervenir dans la maison d’une personne âgée en insuffisan­ce respiratoi­re, en binôme, comme toujours. L’homme avait déjà été hospitalis­é quelques jours plus tôt. «Quand nous sommes arrivés, il a poussé ses derniers souffles suivis d’un arrêt cardiaque. En dix-quinze minutes, nous sommes parvenus à le réanimer et avons dû le transporte­r à l’hôpital…» Un exemple d’un moment difficile. «Mais finalement tous le sont.»

Le secouriste baroudeur, photograph­e à ses heures perdues, parle de «travail sans fin», de «brouillard», de «trou noir qui ne cesse d’avaler des corps». Tant d’incertitud­es sur la suite. «C’est une situation que l’on ne peut pas contrôler, et qui va empirer.» Sa femme travaille également dans le domaine médical, comme infirmière anesthésis­te en soins intensifs. «Pour nous, c’est peut-être un peu plus facile. Nous comprenons mieux la situation. Cela fait partie de notre vie. Mais nous essayons aussi de ne pas parler que de ça ensemble, à la maison. Nous avons deux enfants. En ce moment, nous vivons un jour après l’autre. Cette crise va à jamais imprégner nos vies.» Il ajoute: «Mais nous devons veiller à ce que la peur ne nous envahisse pas.»

«Le plus dur, c’est la séparation des familles quand nous emportons des malades»

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Des ambulances devant l’hôpital Bellevue. Le service d’urgences 911 est débordé, avec des pics atteignant parfois 7100 appels par jour, le double de la moyenne habituelle.
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(JOHN NACION/NURPHOTO)
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PHIL SUAREZ AMBULANCIE­R À NEW YORK

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