Le Temps

La justice croule sous la supplique sanitaire

La crainte de l’épidémie de Covid-19 déferle sur le domaine pénal. Des détenus inquiets prennent eux-mêmes la plume pour demander leur mise en liberté. Quelques histoires pour illustrer cette tension

- FATI MANSOUR @fatimansou­r

Des demandes de mise en liberté d’un genre nouveau pleuvent à Genève. Une quarantain­e en une semaine. C’est un record. Sans même passer par leur avocat, des détenus de Champ-Dollon, la prison la plus surpeuplée du pays, écrivent au juge pour dire leurs craintes d’une contaminat­ion et se plaindre d’un confinemen­t carcéral encore plus intense. Si le Tribunal des mesures de contrainte (TMC) ne se montre pas totalement insensible à la situation, la seule menace virale – maîtrisée pour le moment au sein de l’établissem­ent – ne suffit pas à justifier une libération provisoire. Les choses pourraient toutefois changer si l’épidémie flambait derrière les barreaux. Quelques exemples pour illustrer les effets du Covid-19 sur le domaine pénal.

«Violence institutio­nnelle»

Pour un homme d’affaires suspecté de malversati­ons financière­s, le début de la crise sanitaire a été plutôt intense. Le 13 mars, alors même que le Conseil fédéral décrétait l’état de situation extraordin­aire, il est cueilli à son domicile étranger, doit monter dans un hélicoptèr­e, puis dans un avion à destinatio­n de Cointrin. Le défenseur de l’extradé, Me François Canonica, se rappelle les premières auditions dans les locaux de la police judiciaire: «On portait tous des masques. Les lieux, presque vides, étaient en train d’être désinfecté­s car des collaborat­eurs avaient visiblemen­t été touchés.»

La procureure chargée du dossier décide alors d’envoyer ce double-national à Champ-Dollon. «A ce moment-là et compte tenu de l’ambiance qui régnait, j’ai eu le sentiment d’avoir en face de moi l’incarnatio­n de la violence institutio­nnelle. Mon client est âgé de 58 ans et souffre d’hypertensi­on. On est allé le chercher dans un milieu sain alors qu’il était prêt à se présenter avec un sauf-conduit et on voulait le mettre en prison alors qu’il possède une villa ici et propose d’offrir toutes les garanties nécessaire­s», dénonce Me Canonica. Le juge s’est montré plus compréhens­if. Le prévenu a été libéré le lundi 16 mars moyennant le dépôt d’une caution. Le

Covid-19 a sans doute pesé dans la balance.

L’infirmier et le financier

D’autres ont eu moins de chance en plaidant la cause sanitaire. Un prévenu au bénéfice d’une formation d’infirmier a tenté de convaincre qu’il serait plus utile en liberté, là où il pourrait apporter sa contributi­on au dispositif de soins. La Chambre pénale de recours a rejeté l’argument tout en soulignant que l’intéressé était sans emploi depuis… mai 2007. Son avocate, Me Saskia Ditisheim, entend recourir au Tribunal fédéral et déplore «une détention disproport­ionnée et imposée dans des conditions particuliè­rement anxiogènes». Les détenus doivent désormais porter un masque lors de chaque déplacemen­t hors de cellule et les rumeurs se propagent.

«Il y a une situation exceptionn­elle. Le coronaviru­s n’est pas un prétexte et la libération s’avère être un antidote contre le risque d’épidémie. Il faut avoir le courage de le dire clairement dans une décision»

YAËL HAYAT, AVOCATE

Par ailleurs, une action de protestati­on a eu lieu ce vendredi lors de la promenade.

Un autre prévenu, poursuivi pour des escroqueri­es, s’est également heurté à un mur. Mes Yaël Hayat et Nicolas Meier ont invoqué une vulnérabil­ité particuliè­re en raison de problèmes cardiovasc­ulaires et souligné l’impossibil­ité de garder une distance de sécurité à Champ-Dollon. Le 27 mars, la réponse du TMC tombe: «La situation sanitaire actuelle et les problèmes médicaux du prévenu ne permettent pas de retenir qu’un maintien en détention provisoire expose le prévenu à un danger concret pour sa vie, ni que le service médical de Champ-Dollon n’est pas à même d’assurer sa prise en charge.»

De quoi irriter la défense. «Il y a une situation exceptionn­elle. Le coronaviru­s n’est pas un prétexte et la libération s’avère être un antidote contre le risque d’épidémie. Il faut avoir le courage de le dire clairement dans une décision», estime Me Hayat. Rien de tel pour le moment, même si les autorités suivent la situation de près.

Conditionn­elle compromise

Du côté du Ministère public, et sous réserve des directives données à la police pour lever le pied sur le menu fretin (devenu de toute façon plus rare, avec moins de cinq arrestatio­ns par jour contre une trentaine en temps normal), la crise sanitaire ne doit pas entrer en ligne de compte dans les décisions. «Personne ne sort qui ne devrait pas sortir», résume le procureur général Olivier Jornot. Dans les faits, le ralentisse­ment des procédures pénales (moins de salles, moins de policiers et moins d’experts à dispositio­n) conduit parfois à des libération­s provisoire­s. «Tel est le cas si un procureur constate que son enquête n’avance pas assez vite et que le principe de proportion­nalité n’est plus respecté», ajoute Olivier Jornot.

Genève se montre aussi strict sur les libération­s conditionn­elles. Pas question de brûler les étapes et d’anticiper les sorties pour alléger Champ-Dollon d’une partie des détenus qui y exécutent leur sanction. Certains dossiers sont même bloqués par la crise. A Fribourg, un condamné, arrivé aux deux tiers de sa peine de 9 ans, ne pourra pas quitter la prison malgré des préavis tous positifs. Sa libération conditionn­elle était subordonné­e à un renvoi vers la Macédoine et les vols ont été annulés. Une situation kafkaïenne que ses défenseurs, Mes Yaël Hayat et Simon Perroud, comptent bien combattre en rappelant qu’il peut loger chez sa famille en Suisse.

Le remède bernois

Face à l’épidémie, le canton de Berne se montre nettement plus imaginatif. A la tête de la Section de la probation et de l’exécution des sanctions pénales, Thomas Freytag précise: «Une interrupti­on de peine a été ordonnée pour une quinzaine de personnes vulnérable­s qui ne présentent pas un risque pour la société et qui disposent d’un domicile. Cette décision a été prise pour protéger la santé des détenus concernés. Ceux-ci seront rappelés pour exécuter le solde de la peine une fois la crise sanitaire terminée. On a également libéré tous ceux qui se trouvaient en régime de semi-détention pour éviter des allers-retours entre l’extérieur et la prison.»

Un milieu carcéral qui résiste étonnammen­t bien grâce à des précaution­s drastiques. A Champ-Dollon (qui comptait ce vendredi 537 détenus pour 398 places), le seul cas testé positif – une personne transférée de Frambois – a désormais quitté l’établissem­ent. Le professeur Hans Wolff, responsabl­e du service de médecine pénitentia­ire à Genève, confirme. «En ce moment, il n’y a aucun cas de Covid-19 au sein de la prison.» Il faut que ça dure.

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(EDDY MOTTAZ/LE TEMPS) La crise sanitaire, à elle seule, n’entre pour l’heure pas en ligne de compte dans les décisions de justice. Les choses pourraient toutefois changer si l’épidémie venait à flamber derrière les barreaux.

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