LES ÉCRIVAINS FACE AU VIRUS
Les écrivains face au virus
Parce que la crise appelle les mots pour la dire et la traverser, nous donnons carte blanche aux autrices et aux auteurs. Cette semaine, le Vaudois Bruno Pellegrino.
La crise appelle des mots pour la dire, pour la traverser, pour en rire, pour la dépasser. Nous avons demandé à des autrices et des auteurs de réagir par les moyens de l’écriture: fiction, plaidoyer, rêverie, conte, etc. Tout au long des prochaines semaines, les écrivains – et les dessinateurs – ont carte blanche
Les oiseaux, je croyais avoir mieux à faire, vraiment.
Dans le jardin de la maison où j’ai grandi, dans les arbres du verger d’à côté, sur les lignes électriques qui quadrillaient le ciel, ils ont toujours été là. Ils ne requéraient aucune attention, ils vivaient leur vie. Ce n’est que morts qu’ils commençaient à m’intéresser. Quand l’un d’eux, par exemple, se cognait à une vitre – ça faisait un bruit de balle de tennis, je sortais avec ma mère et on trouvait l’animal au sol, sur le dos, les pattes recroquevillées, et j’ai appris alors que les oiseaux mouraient comme les araignées. Mon premier cadavre, je suis tombé dessus un matin, avec ma cousine, dans le champ qui jouxtait la maison de monsieur le curé et que nous traversions pour aller à l’école. Les fourmis s’attaquaient déjà au petit corps presque intact. Nous aurions aimé lui organiser des funérailles, mais nous n’osions pas le toucher.
Je suis à Berlin depuis quelques semaines. L’appartement est un rez-de-chaussée qui donne sur une cour encombrée de vélos cadenassés et de containers à ordures. L’horizon, au-delà du mur, est constitué de grands arbres nus qui s’élèvent au pied d’une tour bleue de 17 étages. Quand R., l’amie qui m’héberge, ouvre la fenêtre du salon pour se rouler une cigarette, elle laisse entrer la rumeur normale d’une ville – voitures et ambulances, cris d’enfants, chants d’oiseaux. Pour les oiseaux, R. me dit que c’est toujours comme ça, hiver comme été, de jour comme de nuit, on ne sait pas où ils se cachent mais ils chantent sans interruption.
Je repense à l’automne 2007. Je travaillais dans une autre ville allemande, je m’ennuyais ferme, je ne voyais personne, je passais tout mon temps libre cloîtré dans le petit meublé vieillot où je logeais. C’est là que j’ai lu ce roman d’António Lobo Antunes, Explication des
oiseaux. J’ai oublié l’intrigue mais le titre m’est resté, j’ai envie depuis longtemps de le donner à un texte bruissant d’espèces diverses, rares ou disparues – pies, poules et paons, cardinaux rouges, oies des neiges, eiders à tête grise. Mais pour l’écrire, il faudrait s’y connaître, et je distingue tout juste une mouette d’un goéland.
R., en refermant la fenêtre, modifie l’atmosphère du salon. Je replonge dans les papiers du poète. Mon travail en ce moment est de relire scrupuleusement ses phrases, corriger les coquilles, vérifier les virgules, peaufiner les notes de bas de page. C’est une tâche minutieuse, minuscule. Certains jours je me dis qu’il y aurait des choses plus importantes à accomplir – c’est vrai –, et que j’aurais mieux à faire – mais de cela, je ne suis pas si sûr. Observer de très près quelqu’un d’autre, l’écouter attentivement, avec beaucoup de patience, il me semble, oui, que c’est ce que j’ai de mieux à faire.
C’est comme pour cette question des oiseaux. Il faut avoir du temps à perdre pour s’inquiéter de ses lacunes en ornithologie alors que tant de choses graves et urgentes ont lieu dans le monde, et pourtant ça m’importe. C’est une sorte d’intuition. Ma marge de manoeuvre est réduite, mais ce qui est dans mes cordes, en ce moment, c’est d’envisager les événements à la lumière des oiseaux. Au printemps 2016, j’étais en Angleterre avec Y., je lisais To the
Lighthouse et je ne comprenais rien à ma fascination. J’avais envie d’apprendre ce texte par coeur. Je ne sais plus pour quelle raison, mais Virginia Woolf a choisi de situer son histoire sur l’île de Skye, où elle n’avait jamais mis les pieds, en y transposant ce qu’elle connaissait de la Cornouailles. Elle se trompe, du coup, et des gens le lui font remarquer, ainsi qu’elle l’explique à sa grande soeur Vanessa, dans une lettre datée du printemps 1927: «Mon horticulture et mon histoire naturelle sont fausses en tout point: il n’y a ni freux, ni ormes, ni dahlias dans les Hébrides; mes moineaux sont faux, mes oeillets aussi.» My sparrows are wrong – cette phrase m’accompagne depuis comme une ligne de poésie, ou un avertissement. Comment, quand on écrit quoi que ce soit, ne pas faire erreur sur les moineaux?
Le poète, lui, s’y connaissait en oiseaux. Ils n’encombrent pas ses pages, mais ils les parcourent en basse continue. Ils sont là. On pourrait résumer son oeuvre à une tentative de s’expliquer avec eux, de retranscrire en mots ce qui l’a traversé, à certains moments, en écoutant une fauvette, un geai, un bouvreuil, des hirondelles. Je trouvais ça plutôt abstrait jusqu’au jour où, en lisière d’une forêt, j’ai croisé Mme L., une voisine de ma mère peu portée sur la poésie et le mysticisme, pas du genre à perdre son temps le nez au ciel, qui m’a confié l’air de rien: «Moi je discute aux oiseaux et ils me répondent.»
Je ne serai pas le seul à me souvenir de ce printemps. Quand je déverrouille mon téléphone, je suis presque sûr que j’aurai reçu quelque chose. On s’écrit beaucoup, en ce moment. Mes proches en Suisse me parlent de leur quotidien. M., qui est infirmier et qui certains soirs n’en peut plus, me dit qu’il profite d’une journée de congé pour nettoyer son balcon qui s’est couvert pendant l’hiver de déjections de pigeons. Lorsque j’écoute les messages vocaux de Y., je cherche à deviner s’il est à sa fenêtre ou dans un parc – je distingue nettement des pépiements en arrière-fond. Il m’envoie un lien vers un article sur ce phénomène perturbant, une centaine d’étourneaux qui sont tombés comme des pierres, près du lac de Constance.
On ne sort presque plus, regarder par la fenêtre est devenu une occupation à part entière. Les oiseaux du quartier poursuivent leur vacarme étourdissant. R. tire sur sa clope et me redit ce qu’on lui a raconté: que des haut-parleurs auraient été installés dans les arbres, pour diffuser ces enregistrements et masquer l’extinction des espèces. En ce qui me concerne, je serais bien incapable de faire la différence. Je scrute les branches nues des arbres d’en face. Je ne sais pas pourquoi ça m’importe, mais je vais continuer. Je cherche une explication du côté des oiseaux.
Bruno Pellegrino est né en 1988 à Morges. En 2015 paraît son premier livre, «Comme Atlas», suivi en 2018 de «Là-bas, août est un mois d'automne» (Prix des libraires de Payot et Prix Alice Rivaz). Avec Aude Seigne et Daniel Vuataz, il coécrit les deux saisons de la série littéraire «Stand-by»(2018 et 2019). Dernier titre paru: «Les Mystères de la peur» (La Joie de lire, 2019).