LES BEAUX MOTS DE GIOVANNI ORELLI
Le poète tessinois se dévoile et raconte le monde qui l’entoure dans un recueil empreint de malice et d’humour. Son sens aigu du concret et la vigueur de sa langue sont un baume.
Dans un recueil empreint d’humour et de malice, le poète tessinois se dévoile tout en embrassant le monde qui l’entoure, avec un sens aigu du concret
«Avec les vingt-et-une lettres de l’alphabet italien, c’est Galilée qui l’a dit, on peut dire toutes les choses de ce monde», écrit Giovanni Orelli. Et il semblerait que le poète tessinois, armé des lettres de cet alphabet, ait pris le parti de tout dire: sur lui-même, sur son temps, sur son monde – cette région reculée du Tessin à l’orée du Haut-Valais.
Ce qui impressionne au premier abord chez Giovanni Orelli, c’est la vigueur de la langue, qui embrasse la nature et les êtres avec un sens extrême du concret. Une qualité d’expression que l’on retrouve chez ceux qui, en plus de la langue nationale, maîtrisent un dialecte. On pense, en français, à l’écrivain occitan Max Rouquette, mais aussi au Gascon Montaigne; en allemand, au Bernois Jeremias Gotthelf ou au Bâlois Johann Peter Hebel; en italien, au Vénitien Biagio Marin et au Romain Giuseppe Goachino Belli, parfaits bilingues comme Orelli, qui n’hésitait pas à souligner «le rapport extrêmement vivace entre la langue et le dialecte».
«Le dialecte, écrit-il, a été si vital qu’à un certain moment il est devenu le vivificateur de l’académique langue italienne, qui était certes une langue de conquête, mais une langue moins personnelle.» Une fidèle traductrice italienne de Gotthelf ne fit-elle pas appel aux ressources dialectales du conteur tessinois – qui par ailleurs était familier du suisse-allemand, ayant étudié à Zurich – pour rendre la vérité des dialogues que Gotthelf met dans la bouche de ses personnages?
Orelli n’a pas son pareil pour esquisser un autoportrait projeté dans le temps: «Je suis né, écrit-il, quand le grand Dreyer autopsiait l’irrésistible visage de Renée Falconetti pour sa Jeanne d’Arc. 1928. Pour ma part, j’entamai un apprentissage dans le monde complexe qui s’appelle littérature seulement plusieurs années après.»
CUEILLETTE EN SILENCE
Et il est vrai, lorsque l’on regarde des photographies d’Orelli, que ses traits ont une expression, dans leur rugosité, dans leur authenticité, qui rappelle les visages de l’ère du grand Dreyer: on y lit un regard plein d’intensité qui se pose sur le monde et se reflète dans sa littérature. Il y a dans son écriture les accents d’une grande harmonie qui se joue des époques et des générations: son époque, qu’il met en scène, semble appartenir à tous les temps; le prosaïque et le sacré se fréquentent volontiers, empreints d’humour et de malice.
«La sainte qui dirigeait la cueillette des myrtilles nous avait à tous imposé le silence. Un silence qui se répandit sur toutes les forêts fribourgeoises; le même silence, qui, dans les siècles passés, glaça les Burgondes d’alors, habitants de ces contrées, à l’annonce des guetteurs: «Les Sarrasins approchent.»
De son séjour en Gruyère pendant les années de guerre, alors qu’il est adolescent, il fait un tableau béat et cruel; n’était-il pas, à sa manière, un guetteur dans le voisinage des Sarrasins de l’an quarante? «Et arriva le jour du Moléson et des myrtilles. Le mont Moléson s’élevait comme un corps étranger au milieu du vert d’une campagne encore en partie cultivée. Qu’est-ce qu’il venait faire là? Vu l’utilitarisme des paysans, j’y voyais un intrus inutile. Une invention pour touristes? La ViceMère supérieure, responsable de l’expédition à la cueillette des myrtilles, expliquait, elle, que ce Moléson était lui aussi une preuve de la clairvoyance et de la bonté infinie de Notre Seigneur. Et qu’il l’avait créé également pour que nous puissions monter cueillir les bonnes myrtilles, avec lesquelles la consoeur cuisinière préparerait ses conserves pour l’hiver.»
LA LANTERNE MAGIQUE DE KAFKA
Ce mécréant qui avoue être passé «de la foi obligée à l’incrédulité» est imprégné de culture et de mémoire biblique: fils de paysans, il est maître dans l’art de raconter les gestes simples et essentiels qui font la vie villageoise – la vie des origines que nous avons perdue.
Dans une des séquences du livre (qui se lit comme une succession d’histoires personnelles liées entre elles comme des chapitres d’une seule grande histoire) – Le
Cinéma et les Tantes – Orelli met
«Nous parlerons de choses encore plus légères que la neige, des pas de la fouine dans la neige […]»
en scène un dialogue entre ses parentes tante Gioconda et tante Irene. «Je suis tenante du contenu, lui déclare avec fougue tante Gioconda. Je suis comme Guido Ceronetti, qui dit si bien: «Je ne fréquente pas les poètes non pensants. Même Sappho m'est étrangère.» Orelli se souvient de ce que son grand-père lui avait dit avant de mourir. «Cette lanterne magique de Kafka, il l'avait vue.»
Le Dieu de la Bible, Strabon, Virgile, Pline se promènent dans ces pages, parmi tant d'autres personnages humbles, de la façon la plus naturelle qui soit – acteurs et témoins d'une histoire qui est la nôtre.
SARABANDE DE LETTRES
Dans la séquence Alphabet, la neige, la fête de Noël, l'altitude du village, une sarabande de voyelles et de consonnes font le lien entre le ciel et la terre. On n'est pas loin, en esprit, du pays de Robert Walser. «Nous, à Paltano (entre Manigolo et Cruìna), écrit Orelli, on est à 1740 mètres au-dessus du niveau de la mer. Nous parlerons de choses encore plus légères que la neige, des pas de la fouine dans la neige poudreuse, ou des lièvres. De l'hermine, qui est si blanche parce qu'elle ne se nourrit que de neige. C'est le poète Boiardo qui l'a dit.»
On pourrait dire que cette intimité charnelle avec la nature – et avec le langage qui lui est si proche – est une des empreintes les plus marquantes de la littérature suisse. Après avoir évoqué l'apprentissage de l'alphabet, le voyage à travers les lettres, Orelli s'épanche:
«Voilà ce que je voudrais plutôt, oui, je voudrais arriver à une poésie sans consonnes, faite uniquement de voyelles amoureuses, et puis même sans voyelles.Une poésie blanche, immatérielle, légère comme l'hermine de Boiardo et plus fragile qu'un cristal de neige: comme la paix: pour les enfants qui n'ont rien de rien, aucune lettre de l'alphabet.» La prose d'Orelli comble ses lecteurs d'un mystère infini.