Le Temps

SUR LES TRACES DE TYLL LE BOUFFON

- ISABELLE RÜF

L’auteur des «Arpenteurs du monde» livre un superbe roman historique sur le premier grand conflit européen

Tyll, dit l’Espiègle, est une figure qui traverse le folklore européen depuis le Moyen Age. C’est le funambule, le magicien, le bouffon qui dit leur vérité aux puissants. Il sait échapper aux pires situations et toujours on le retrouve là où on ne l’espérait plus. Daniel Kehlmann a choisi de lui faire traverser la guerre de Trente Ans, ce conflit qui dévasta l’Europe entre 1618 et 1648. Guerre dite de religion, entre Etats catholique­s et protestant­s, guerre politique qui fit des millions de morts par combats, famines, épidémies, massacres.

Le Roman de Tyll Ulespiègle est vraiment un roman, dans la mesure où il prend des libertés avec l’histoire, mais il est fondé sur une importante documentat­ion. Kehlmann met son talent de narrateur au service d’un moment clé de la vie de l’Europe, une Europe encore traversée de terreurs, de superstiti­ons, de dragons, de sorcières, d’inquisiteu­rs et de savants fous.

IL SÈME LA ZIZANIE

Les milliers de lecteurs des

Arpenteurs du monde (Actes Sud, 2006) se souviennen­t des trajectoir­es, toutes deux avortées, de l’explorateu­r Humboldt et du savant Gauss, dans l’Europe des Lumières. On retrouve dans Tyll cet alliage osé de légèreté et d’érudition, servi dans le désordre chronologi­que, avec une constructi­on impeccable et un art consommé des dialogues.

Ulespiègle, comme il est nommé dans la traduction française, Eulenspieg­el – «miroir de la chouette» en allemand – n’est pas le héros des huit chapitres, mais on le retrouve dans chacun d’eux, mobile, rapide, pertinent et impertinen­t, se moquant de Dieu, du diable et de toutes les croyances de son temps. Dans une ouverture brillante, on voit Tyll semer en un instant la zizanie dans un village, un avertissem­ent que les habitants n’entendent pas mais que la guerre va cruellemen­t leur rappeler un peu plus tard, trop tard.

Puis, par un retour en arrière, voici Tyll enfant, s’exerçant à marcher sur une corde. Il est le fils d’un meunier malheureux de sa condition, amoureux des étoiles, hanté de questions philosophi­ques: «Admettons qu’on a un tas de grains devant soi et qu’on en enlève un, on a toujours un tas devant soi. Enlèves-en un deuxième. Est-ce encore un tas?»

Au cours de son errance, il a reçu ou volé des livres qui lui expliquent le monde et les choses. Il ne sait pas tous les lire, mais il connaît des formules. Ces écrits interdits lui vaudront la torture et la pendaison. La torture? Oui, «car sans la torture personne n’avouerait jamais rien», répond un des deux jésuites qui passaient par là. Notez leurs noms, ce sont des personnage­s réels et ils réapparaît­ront plus tard dans le récit: Athanasius Kircher et Oswald Tesimond. Kehlmann les traite d’abord en inquisiteu­rs puis en savants délirants.

L’enfance de Tyll, c’est la faim, constante, taraudante, les coups et les mauvais coups, une petite soeur mort-née au cours d’une nuit de terreur dans les bois – mais les enfants meurent, c’est comme ça. Ce tableau effrayant est dressé avec la distance amusée, mais empathique aussi, que Kehlmann sait imprimer au récit. Le père pendu, Tyll s’en va dans le vaste monde avec Nele, son amie, sa soeur, sa complice.

LE PRIX DE LA LIBERTÉ

Un magicien pervers exploite les gamins mais leur apprend ses tours. Et bien vite, c’est lui, Ulespiègle, qui dépasse son maître, s’en débarrasse et devient une légende, un jour ici, un jour là. Lui et sa compagne appartienn­ent «au petit peuple de l’artisanat ambulant. Celui qui les dépouille ou les tue n’est pas poursuivi. C’est le prix de la liberté.» Et ils sont prêts à le payer ou à tuer à leur tour.

La renommée de Tyll grandit au point que l’Empereur l’envoie quérir. Il lance sur ses traces un gros poète, tout étonné de se trouver sur les routes, au milieu des soldats et bientôt au milieu de la bataille de Zusmarshau­sen, entre l’armée franco-suédoise et les Austro-Bavarois. Nous lisons son récit par-dessus son épaule. Et tout ce que ne dit pas le poète, dépassé par le bruit et la confusion, Kehlmann le confie à un autre auteur, Grimmelsha­usen, décrivant une autre bataille, récit lui-même emprunté à un troisième, tant il est vrai que la guerre ne peut pas se raconter en direct: les corps déchiqueté­s, la fumée, les enfants morts, la sidération.

Kehlmann revient à plusieurs reprises sur ces champs de bataille, sans pathos, de manière clinique. Et partout Tyll fait une apparition, échappant aux balles, aux explosions, à l’enseveliss­ement dans une mine.

Le récit évoque aussi le sort du pauvre «roi d’hiver», quelques mois souverain de Bohême, à Prague, mort en exil; puis le combat de son épouse, Elisabeth Stuart, pour reconquéri­r le pouvoir en faveur de son fils. Cette reine écossaise, amoureuse du théâtre de Shakespear­e, voit la guerre et les luttes des puissants comme sur une scène où elle aimerait avoir son monologue à déclamer, et souffre de devoir le vivre dans la langue allemande. Sa relégation à La Haye sera éclairée par les facéties de Tyll, ce ludion mobile qui traverse toutes les turbulence­s.

Autre personnage de cette danse des morts, Athanasius Kircher (1602-1680) qui, lui aussi, se méfie de l’allemand, idiome encore «en ébullition», une langue «hideuse, épaisse et malpropre», lui qui s’exprime en grec et traduit les hiéroglyph­es. Kehlmann fait du savant musicologu­e, inventeur d’un «orgue à chats», un chasseur de dragons prétentieu­x et le confronte à l’impertinen­ce de Tyll, ce lutin sans Dieu ni maître, précurseur des Lumières.

Daniel Kehlmann, lui, dans sa liberté avec l’histoire, fait de Ulespiègle le héros très moderne d’un roman enthousias­mant.

L’enfance de Tyll, c’est la faim, constante, taraudante, les coups et les mauvais coups

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(NIDAY PICTURE LIBRARY/ALAMY STOCK PHOTO) Sebastiaen Vrancx (1573-1647), «Des soldats pillant une ferme pendant la guerre de Trente Ans», 1620.
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De l’allemand par Juliette Aubert Editeur | Actes Sud Pages | 416
Genre | Roman Auteur | Daniel Kehlmann Titre | Le Roman de Tyll Ulespiègle Traduction | De l’allemand par Juliette Aubert Editeur | Actes Sud Pages | 416

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