L’AFFAIRE POLANSKI, UN TERRAIN MINÉ
Récompensé en février aux Césars, le réalisateur franco-polonais cristallise désormais la condamnation de toutes les violences sexuelles. En 1964, à propos du nazi Eichmann, Hannah Arendt mettait en garde contre le risque de dilution des responsabilités. A relire
Tous victimes? Peut-être bien, s’il faut en croire le succès fulgurant du hashtag #JeSuisVictime lancé en réaction aux divers Césars venus récompenser Polanski, ou plutôt son J’accuse qu’il présentait ce soir-là, sans guillemets. Cette déferlante d’indignation étonne par sa violence concentrée sur un seul individu, tout discutable qu’il est. Mais ce fut la conséquence inévitable, ou même le véritable point d’orgue, d’une soirée polémique, tendue, tumultueuse, qui était condamnée à sortir de son cadre, mal protégé derrière son paravent professionnel.
D’aucuns avaient voulu transformer la plus célèbre cérémonie du cinéma français en procès collectif du réalisateur, condamné en justice pour un viol sur mineure commis il y a plus de quarante ans et nouvellement accusé d’actes du même acabit. A vrai dire, il s’agissait moins de le juger, puisque la cause était déjà entendue, que d’exécuter publiquement la peine en le frappant d’opprobre aux yeux de toute sa profession.
COMME UNE GIFLE
Le procès devait être exemplaire, car ce qu’on jugeait à travers lui, c’était la violence sexuelle diffuse dont les femmes sont les premières victimes. Les prix raflés par J’accuse ont donc été fort logiquement perçus comme une gifle, un déni de justice insupportable. (Il faut dire que le cinéaste ne s’est pas caché d’avoir voulu faire du film un instrument de réhabilitation à usage personnel, en identifiant audacieusement son cas à celui de Dreyfus.) Toutes victimes, de tous les Polanski du monde, ou de leurs plus rares émules de l’autre sexe. Il ne faut pas s’étonner dès lors de la violence symbolique de retour.
Dans le «Post-scriptum» d’Eichmann à Jérusalem (1964), Hannah Arendt s’arrête sur ce qu’elle considère comme l’une des principales questions de fond nées à la lumière du procès de l’ex-officier nazi. La philosophe, improvisée pour l’occasion grand reporter de justice, a été frappée par la réticence des contemporains, pourtant unanimes dans leur horreur pour la Shoah, à porter un jugement moral sur l’individu Eichmann, réduit au simple rouage d’une mécanique meurtrière. «Qui sait comment on aurait agi soi-même dans une situation semblable?» Tel fut le refrain souvent entendu.
LIMITES BROUILLÉES
Hannah Arendt en tire le constat suivant: son époque tend à privilégier la notion de culpabilité collective au détriment de la culpabilité individuelle, ce qui est particulièrement flagrant lorsqu’on aborde la Deuxième Guerre mondiale. Or seule la seconde possède une pertinence morale aussi bien que judiciaire. La première a par contre quelque chose d’insaisissable. Ainsi, les Allemands de son temps ne rechignent pas à se déclarer porteurs d’une «culpabilité collective» à l’égard des crimes nazis. Mais ils en oublient d’autant mieux les ex-collaborateurs du IIIe Reich qui n’ont pas cessé d’officier au grand jour. En brouillant les limites entre l’individuel et le collectif, la notion de culpabilité collective a comme effet insidieux de diluer les responsabilités effectives, passées ou présentes.
Ces réflexions éclairent doublement la fausse «affaire Polanski», qui s’est construite sur un curieux oubli de l’individu et de ses actes précis. Les défenseurs du cinéaste ont tenté eux aussi la voie de la déresponsabilisation en se refusant à le juger moralement, sur des airs bien connus: «Il n’est pas le seul», «Ce n’est pas si grave», «C’est un grand artiste», etc. A l’inverse, ses accusateurs ont voulu faire de sa personne, avec sans doute les meilleures intentions du monde, un cas exemplaire d’abuseur, voire le coupable chargé d’expier symboliquement pour tout un système.
PROCÈS SPECTACLE
Il n’y a plus grand sens alors à distinguer entre l’accusé et le cinéaste, ou même le film et son auteur. Quelle que soit la cause qu’elle sert, une telle confusion entre responsabilité collective et culpabilité individuelle a des conséquences délétères, qui nous deviennent de jour en jour plus familières. Car elle finit par assimiler tout débat public à un procès d’opinion, qui est aussi un procès spectacle, où chacun est à la fois victime et accusateur, tour à tour ou simultanément, au risque d’une déresponsabilisation générale. A mille lieux du principe de responsabilité collective, donc politique et non judiciaire, que Hannah Arendt souhaitait voir émerger, il y a déjà presque soixante ans.