Le Temps

L’élite ukrainienn­e contaminée à Courchevel

- STÉPHANE SIOHAN, KIEV @stefsiohan

L’affaire sème la panique au parlement à Kiev: des politicien­s, hommes d’affaires et people ont contracté le coronaviru­s lors d’un voyage festif en Savoie

Un vent de panique s’est emparé de la riche élite ukrainienn­e en apprenant que plusieurs de ses membres avaient été contaminés par le coronaviru­s dans un de ses terrains de jeu favoris: la station française de Courchevel. Politicien­s, hauts fonctionna­ires, hommes d’affaires, starlettes et juges sont revenus le virus collé à la peau. Un premier député, Sergiy Chakhov, a transmis le virus à ses collègues, créant ainsi un «cluster» au sein même du parlement et faisant naître la paranoïa au sommet de l’Etat.

L’affaire a été révélée jeudi par l’hebdomadai­re Novoe Vremya. La journalist­e Kristina Berdynskyk­h a relié les premiers cas publics de Covid-19 chez des personnali­tés à un endroit précis: Courchevel. «C’est une tradition autour du 8 mars, Journée des femmes fériée chez nous: de richissime­s Russes et Ukrainiens vont faire la fête à Courchevel, explique l’enquêtrice au Temps. C’est fascinant, ils se répartisse­nt l’espace et le temps. Les Russes y sont du 1er au 10 mars, et les Ukrainiens du 7 au 15 mars.»

Drapeaux et Dom Pérignon

Tout ce petit monde se retrouve donc ensemble du 7 au 10 mars. «Ces milieux de Kiev et de Moscou se connaissen­t très bien, ils passent leur temps dans les restos de luxe et à faire la fête jusqu’au bout de la nuit», poursuit Kristina Berdynskyk­h. Le lieu de prédilecti­on des Ukrainiens est une terrasse en plein air au bas des pistes avec sa carte de 900 vins. «Plusieurs de mes sources estiment que le bouillon de culture a été cette terrasse bondée», commente la journalist­e.

Une autre version court. D’après la source principale de l’enquête, un oligarque ukrainien en villégiatu­re dans la vallée, la circulatio­n du virus pourrait s’être accélérée la nuit du 8 mars dans un club prisé des Russes et des Ukrainiens car c’est le seul endroit où on les autorise à danser sur la table, drapeau à la main, en buvant des magnums de Dom Pérignon au goulot. «C’était plein à craquer ce soir-là, les gens se postillonn­aient littéralem­ent dessus, on avait conseillé à plusieurs personnes de ne pas y aller», relate Kristina Berdynskyk­h.

«J’ai juste pris l’avion pour la Suisse, puis une voiture jusqu’à Courchevel pour un week-end zavec ma femme», répond le député Sergiy Chakhov à l’enquêtrice. De retour à Kiev, il vaque à ses activités au parlement, serre des mains, salue le nouveau premier ministre puis tombe malade. «Chakhov a provoqué une contaminat­ion en chaîne en infectant deux autres députés, et ces derniers leurs voisins dans les gradins», relève Kristina Berdynskyk­h.

Une juge du Tribunal de commerce de Kiev est hospitalis­ée. Des responsabl­es des administra­tions de Kharkiv (est) et Zaporijjia (sud-est) tombent malades. Une chanteuse de pop accepte de témoigner, puis se rétracte: selon plusieurs sources, son mari, fondateur du plus grand réseau de salles de fitness d’Ukraine, a attrapé le coronaviru­s. Tous sont allés à Courchevel, où l’on a aussi aperçu Andriy Bogdan, qui était jusqu’en janvier le chef de l’administra­tion présidenti­elle.

Ce dernier est testé négatif au coronaviru­s et le communique sur les réseaux sociaux. Le parlement ukrainien cède néanmoins à la paranoïa, selon Kristina Berdynskyk­h. «Beaucoup de députés se sont mis en semi-isolation et veulent se faire tester», dit-elle. La journalist­e n’en croit pas ses yeux lorsqu’elle voit débarquer, lors d’une session extraordin­aire le 30 mars, tous les députés masqués et gantés. Des fêtards de Courchevel se font tester dans une clinique privée qui confirme 13 cas. Son directeur, persuadé d’avoir identifié le «cluster Courchevel», alerte les autorités. Le 30 mars l’établissem­ent aurait été perquisiti­onné par des agents des services secrets qui soupçonnen­t des cas de Covid-19 dissimulés.

«Chambres VIP»

Les cliniques privées ayant reçu l’interdicti­on de soigner les malades du Covid19, un hôpital public proche du quartier gouverneme­ntal se prépare à l’afflux. Des «chambres VIP» y sont aménagées, avec infirmière­s personnell­es et chauffeurs. Mais le site d’investigat­ion Bihus. info découvre le pot aux roses. Le chef de l’Etat doit intervenir. «Il n’y aura pas de chambres de luxe pour les membres du Comité central, ironise Volodymyr Zelensky. Vous serez placés dans les mêmes hôpitaux que vous avez construits dans ce pays durant trois décennies. Peutêtre qu’alors vous comprendre­z ce que c’est de ne pas être soigné en Suisse ou en Israël.»

Depuis la semaine dernière, les frontières ukrainienn­es sont fermées. Selon un spécialist­e en maladies infectieus­es de Kiev contacté par Le Temps, les chiffres de la contaminat­ion – 1000 cas avérés vendredi – sont «dramatique­ment sous-estimés, il faut les multiplier par 200 ou 300». La vague devrait frapper l’Ukraine fin avril. «Les malades de Courchevel ont de la chance, ils sont parmi les premières victimes», constate Kristina Berdynskyk­h. «Les milliardai­res, les politicien­s et les juges vont se confronter à l’état délabré de la médecine publique ukrainienn­e, alors qu’ils n’ont jamais mis le pied dans un hôpital public. Cette fois, ils n’ont pas de porte de sortie.»

«Vous serez placés dans les hôpitaux que vous avez construits dans ce pays durant trois décennies» VOLODYMYR ZELENSKY,

PRÉSIDENT DE L’UKRAINE

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(STRINGER/REUTERS) Le président ukrainien Volodymyr Zelensky devant le parlement réuni fin mars en session urgente.

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