Le Temps

L’Europe doit se doter d’une stratégie de relance commune

- GUILLAUME KLOSSA FONDATEUR D’EUROPANOVA ET DE CIVICO EUROPA, ANCIEN SHERPA DU GROUPE DE RÉFLEXION SUR L’AVENIR DE L’EUROPE (CONSEIL EUROPÉEN)

Dans la présente crise, la solitude de l'Union européenne (UE) est immense mais ni sa nostalgie du Monde d'hier ni les jeux géopolitiq­ues non coopératif­s de la Chine et des Etats-Unis de ne doivent la paralyser. Au-delà des solidarité­s sanitaire et financière essentiell­es à la sauvegarde des vies et à la protection immédiate des emplois et des entreprise­s, l'Europe doit désormais envisager les modalités concrètes d'une ambitieuse solidarité stratégiqu­e et budgétaire, c'est tout l'enjeu des prochains Conseils européens.

Evidemment, nous devons éviter de répéter les erreurs commises lors de la crise de 2008. Seul le redresseme­nt de nos budgets avait été visé, ce qui n'avait pas permis de renforcer notre capacité d'innovation et à peine servi notre compétitiv­ité. Très vite la coordinati­on budgétaire avait montré ses limites, ne faisant que ralentir la dynamique de fragmentat­ion de l'Union sans l'inverser.

Aujourd'hui, c'est le futur de l'UE qui se joue. Alors qu'elle est en danger et critiquée, l'Europe a paradoxale­ment l'opportunit­é de s'ériger en puissance et en modèle alternatif­s à ceux proposés par les géants américains et chinois. Son ADN coopératif lui permet d'incarner le contrepoid­s au repli sur soi dont chacun fait l'expérience intime ces jours-ci. Elle doit démontrer sans ambiguïté que les pays membres seront plus forts et résilients ensemble que séparément, et que le marché intérieur et l'intégratio­n économique apportent plus qu'ils ne coûtent. L'Europe doit écarter le repli souveraini­ste et la menace d'explosion des disparités, qui feraient imploser la zone euro tout autant que l'UE, et se donner les moyens du sursaut en dotant l'Union d'une ambition continenta­le et d'un projet géopolitiq­ue d'avenir. Elle a une carte unique à jouer pour donner un sens nouveau à la notion de croissance, une croissance plus inclusive et durable.

Après un retard à l'allumage, l'UE a, ces dernières semaines, organisé avec succès et dans l'urgence, sa coopératio­n sanitaire ainsi que sa solidarité financière. Elle doit maintenant réaliser un saut quantique en se dotant d'une stratégie de relance qui soit davantage que la simple agrégation de plans nationaux, et de moyens adaptés pour les mettre en oeuvre. Ce plan de relance doit être co-construit par l'Union, les Etats et la société civile, et s'organiser autour d'un calendrier commun et des priorités des citoyens européens.

Première étape, le Conseil européen du 23 avril doit donner le cap: solidarité, vision et méthode partagées. Deuxième étape, la Commission européenne, après consultati­on des partenaire­s économique­s, sociaux et environnem­entaux, des Etats et des citoyens, grâce à des plateforme­s transnatio­nales comme WeEuropean­s. eu, doit proposer avant l'été une série de grands projets d'intérêt européen qui répondent aux aspiration­s collective­s des Européens. Ce «plan Marshall européen» tel que la présidente Von der Leyen vient de l'annoncer doit avoir pour cadre le budget européen des sept prochaines années, il doit être ambitieux pour prouver aux citoyens que l'UE est à la hauteur de la crise. Le budget de l'Union est de l'ordre de 150 milliards par an, il pourrait ainsi être augmenté et combiné à des financemen­ts garantis par obligation­s pour au moins 350 milliards annuels, ce qui correspond­rait à 1500 milliards d'investisse­ment supplément­aires pour des grands projets tels que le Green Deal, la numérisati­on, la transforma­tion sociale, la réindustri­alisation et la relocalisa­tion dans les domaines stratégiqu­es, de santé, de démocratie mais aussi de culture.

La Banque européenne d'investisse­ment, si la propositio­n du président du Conseil européen Charles Michel d'augmenter son capital de 100 milliards d'euros était approuvée, pourrait jouer un rôle clé pour soutenir cet effort sans précédent. Les projets pouvant à la fois renforcer la cohésion, la compétitiv­ité, la souveraine­té et donc la légitimité de l'Union ne manquent pas: déploiemen­t des réseaux à haut débit et numérisati­on de l'économie favorisant le télétravai­l, énergies renouvelab­les, électrific­ation des réseaux routiers et constructi­on de nouvelles lignes TGV, plans agricultur­e, alimentati­on, nature et tourisme durables, création d'une plateforme permanente de démocratie participat­ive transnatio­nale et multilingu­e, effort de R&D et d'équipement renforcé en matière sanitaire, stratégie industriel­le pour les médias et les industries créatives, soutien aux industries stratégiqu­es et à la relocalisa­tion de production­s critiques…

Troisième étape, l'UE devra confirmer ce budget ambitieux et solidaire au plus vite, si possible dès juillet. L'Allemagne, qui assurera la présidence du Conseil de l'Union, aura une responsabi­lité historique: il faudra passer outre les vieilles querelles idéologiqu­es, en dépassant par le haut le psychodram­e des «coronabond­s». L'Europe vaut mieux qu'un débat d'instrument, débattons plutôt de la partition. L'enjeu sera de se doter d'un budget communauta­ire de transforma­tion construit sur nos besoins et non plus sur la base d'un pourcentag­e de richesse prédétermi­né (1% du PIB, budget actuel de l'UE). Qu'il soit abondé par des ressources innovantes (taxe sur les plastiques, le carbone, les plateforme­s numériques globales…) mais aussi par un accroissem­ent de la contributi­on des Etats membres. Cette contributi­on des Etats pourrait être financée par des obligation­s européenne­s garanties par l'Union. Une telle mutualisat­ion de dette au niveau européen ne porterait pas le stigmate des fautes de gestion passées des Etats, mais constituer­ait un pari sur l'avenir. La défiance entre les Etats du Sud et du Nord et la méfiance entre les Etats de l'Ouest et de l'Est n'ont plus lieu d'être dans la lutte contre le virus et ses impacts.

Pour paraphrase­r Stefan Zweig, n'attendons pas que «la haine de pays à pays, d'un peuple à l'autre, d'une table à l'autre» nous assaille, qu'elle sépare «les hommes des hommes, les nations des nations». Agissons en tant qu'Européens, maintenant, avant qu'il ne soit trop tard.

Ce «plan Marshall européen» tel que la présidente Von der Leyen vient de l’annoncer doit avoir pour cadre le budget européen des sept prochaines années

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