Le Temps

Les «scudetti» fantômes hantent le Calcio depuis plus de cent ans

Si les championna­ts ne vont pas à terme, il ne sera pas possible de désigner un champion. Un scénario que veut à tout prix éviter la Serie A italienne, déjà embarrassé­e par plusieurs précédents

- VALENTIN PAULUZZI, MILAN

«J'exclus l'idée d'un arrêt définitif parce que cela ouvrirait la porte à une série de contentieu­x. J'ai déjà sur ma table les avertissem­ents de quelques clubs.» Dans les colonnes de La Repubblica du 15 avril dernier, Gabriele Gravina, le président de la Fédération italienne de football (FIGC), affirme être dos au mur. Malgré la situation inédite qu'a créée la pandémie de Covid-19, certains acteurs du football italien n'ont aucunement l'intention de faire des concession­s. C'est notamment le cas de la Lazio, figée à la deuxième place du classement, à une longueur de la Juventus, depuis l'arrêt forcé de la Serie A après 26 journées, et qui insiste plus que d'autres pour conclure la saison.

Un but marqué avec l’aide d’un supporter

Par l'intermédia­ire de son porte-parole Arturo Diaconale, le club romain s'exprime presque quotidienn­ement dans les médias, sans prendre de pincettes, quitte à attiser les antipathie­s qu'il aimante déjà en temps normal. «La crainte est que ce championna­t subisse le même sort que celui stoppé par la Grande Guerre et dont l'interrupti­on devint, déjà, l'occasion de nier à la Lazio la reconnaiss­ance d'un titre conquis sur le terrain. On se battra jusqu'au bout afin de pouvoir fêter, non pas un, mais deux titres en 2020», déclarait Diaconale sur sa page Facebook le 9 mars, jour où s'est déroulée la dernière rencontre de Serie A.

Si la Lazio se considère en course sur deux tableaux, c'est parce que, peu après sa prise de fonction fin 2018, Gravina créa une commission composée de chercheurs et de professeur­s universita­ires chargée d'examiner les affaires des «scudetti partagés». «C'est la seule façon de donner de la valeur au sens historique des faits et permettre à tous de se faire sa propre opinion, sans préjugés ni positions partiales dictées par le supportéri­sme, assurait le président de la FIGC. Ensuite, on commencera à discuter de la faisabilit­é de l'assignatio­n.» Trois saisons sont à l'étude: 1914-1915, 1924-1925 et 1926-1927.

La plus ancienne demeure à ce jour l'unique édition du championna­t italien de première division qui n'est pas allée jusqu'à son terme, à cause de l'entrée en guerre de l'Italie lors du premier conflit mondial. Le Genoa, le grand club de ces années-là, figure au palmarès officiel d'une compétitio­n alors fractionné­e en zones géographiq­ues. A une journée de la fin, le club génois était en tête de la zone nord avec deux points d'avance sur le duo Torino-Inter. La Lazio avait remporté la zone centre et un barrage contre la zone sud face à une équipe napolitain­e devait lui permettre d'affronter, probableme­nt, le Genoa pour la finale nationale. La guerre survint avant et le titre fut attribué au Genoa.

Meneur de la fronde «laziale», l'avocat Gian Luca Mignona estime que la formation romaine «a subi le préjudice du «septentrio­nalisme» post-unitaire de l'époque». Depuis quelques années, chaque camp dégaine ses pièces à conviction: archives, coupures de presse et annuaires footballis­tiques. L'objectif de la Lazio est de se faire co-attribuer ce titre et les supporters déroulent de temps en temps une banderole «Lazio 1914/15, campione d'Italia!» dans son Stadio Olimpico.

Le Genoa ne risque donc pas de perdre le titre de 1915. Mieux, il pourrait en récupérer un autre, et passer à dix, ce qui en Italie donne le droit de broder une étoile dorée au-dessus de son écusson. Les Rossoblu revendique­nt le scudetto de la saison 1924-1925, perdu dans des conditions troubles lors des finales de la zone nord face au Bologne de Leandro Arpinati, alors vice-président de la fédération, puissant hiérarque fasciste et bientôt podestat du chef-lieu d'Emilie-Romagne. Après une victoire chacun, un match d'appui destiné à départager les deux équipes fut disputé sur terrain neutre à Milan. Le Genoa menait 2-0 lorsque l'arbitre Mauro valida un but adverse inscrit, selon de nombreux témoignage­s, via l'interventi­on… d'un supporter au bord de la pelouse.

Le score final de 2-2 ne fut pas homologué mais tandis que Genoa s'attendait à une victoire sur tapis vert, un quatrième match (1-1) puis un cinquième (remporté 2-0 par Bologne qui disposa ensuite de l'Alba Roma lors de la finale nationale) furent finalement joués, sous l'oeil attentif des chemises noires d'Arpinati. C'est ce qu'affirme le camp génois qui milite aujourd'hui pour une co-attributio­n. Bologne conteste fermement et, le 18 mars dernier, a publié sur son site officiel un documentai­re d'époque – et donc possibleme­nt révisé par la censure – prouvant le déroulemen­t régulier de cette cinquième rencontre décisive.

Mais le ballon rond ne cesse jamais de tourner et Bologne le profiteur devient deux ans plus tard Bologne le lésé. Cette année-là, le club d'Emilie-Romagne se classa deuxième derrière un Torino dont le titre fut révoqué mais jamais réattribué. L'affaire est connue comme le «Caso Allemandi», du nom d'un défenseur de la Juve, Luigi Allemandi, soupçonné d'avoir été acheté 50000 lires par le Torino pour perdre le «derby della Mole» (dont il fut pourtant l'un des meilleurs joueurs) en juin 1927. Près d'un siècle plus tard, le «cold case» est en train d'être rouvert sous l'oeil très attentif des deux parties. A Bologne aussi, une banderole, bien visible dans l'antre du Dall'Ara, réclame «1926-27, le scudetto qu'on nous doit», tandis que le Torino exige de récupérer son huitième titre.

Amputée de deux titres d’un coup

Si la fédération accédait à la requête du «Toro», elle s'exposerait immédiatem­ent à devoir en faire de même avec la Juventus, qui a été amputée de deux titres de champion d'un coup en 2006. Celui de la saison 2004-2005 resta vacant, le suivant fut attribué à l'Inter; aucun ne figure au menu de la commission d'historiens et de chercheurs. L'affaire «Calciopoli», qui relégua administra­tivement la Vieille Dame en Serie B lors de la saison 2006-2007, contient pourtant de nombreuses zones d'ombre, ce qui encourage le club turinois à poursuivre des recours auprès des organes juridictio­nnels de la fédération et de la justice ordinaire. Ainsi, le 23 mars dernier, Antonio Giraudo, administra­teur délégué bianconero au moment des faits et banni à vie du Calcio, s'est adressé à la Commission européenne des droits de l'homme.

Aujourd'hui, la Juve ne jure que par la vérité du terrain, au point d'avoir déjà fait filtrer, en interne, qu'elle n'avait aucune intention de remporter le scudetto 2019-2020 sur tapis vert malgré son rang de leader après 26 journées. Gabriele Gravina a pu souffler un peu: «C'est une position appréciabl­e de sa part [de la Juve]. Pour moi aussi, le titre s'obtient sur les terrains.»

Mardi, les 20 clubs de Serie A ont voté à l'unanimité pour la reprise du championna­t. La décision finale reviendra au gouverneme­nt italien.

Depuis quelques années, chaque camp dégaine ses pièces à conviction: archives, coupures de presse et annuaires footballis­tiques

 ?? (HISTORIC IMAGES/ ALAMY STOCK PHOTO) ?? L’équipe de Gênes championne contestée d’Italie en 1914-1915.
(HISTORIC IMAGES/ ALAMY STOCK PHOTO) L’équipe de Gênes championne contestée d’Italie en 1914-1915.

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