Payer pour vendre, nouvelle logique économique
La pandémie, qui paralyse l’économie, a engendré une surabondance de pétrole. Au point que le prix du brut extrait aux Etats-Unis est devenu négatif lundi. Son stockage est un casse-tête. En ultime recours, des traders sollicitent des navires
Moins que rien. Lundi, le prix de la première source d’énergie du monde est entré en territoire négatif. Les négociants et producteurs devaient payer les autres intervenants du marché pour qu’ils acceptent de se faire livrer un baril d’huile noirâtre le mois prochain. Un exercice qui leur rapportait plus de 100 dollars en 2014 leur coûte donc 30 dollars en 2020.
Ces dernières années, les taux négatifs nous avaient habitués à l’idée de payer pour prêter. Depuis lundi, le pétrole nous a appris qu’on pouvait aussi devoir payer pour vendre. La preuve que les traders marchent sur la tête? Au contraire. Ce plongeon en dessous de zéro indique que les marchés fonctionnent. Il reflète les trois cercles infernaux traversés ces dernières semaines par ce que l’on ne peut plus appeler «l’or noir».
D’abord, le recul de la demande. Depuis que le virus a éteint les réacteurs des avions et remisé les SUV dans les garages, le monde consomme 30% de pétrole en moins. Ce coup d’arrêt est survenu après un hiver particulièrement doux durant lequel les besoins en chauffage ont été plus faibles que d’habitude. Début avril, l’Agence internationale de l’énergie a calculé que la planète consommait aujourd’hui autant de pétrole qu’en 1995 – quand nous étions 2 milliards de moins sur Terre.
L’offre a dépassé la demande, la valeur du brut a donc baissé. Habituellement, les producteurs resserrent ensemble les robinets pour ajuster les quantités et adapter les prix. Mais, début mars, ils n’ont pas réussi à s’entendre. Pire, l’Arabie saoudite a choisi d’inonder le marché pour noyer ses concurrents, notamment américains.
Vu la gravissime dégradation de la situation, mi-avril, un «super-accord pour tout le monde» (tweet de Donald Trump) a été trouvé. Accord qui voyait tous les acteurs baisser leur production de 10%. Mais, dans un monde qui consomme 30% de pétrole en moins, c’était trop peu. Et surtout trop tard. Sur terre comme sur mer, les stocks débordaient déjà.
Il suffisait donc d’une goutte pour faire déborder le baril. Elle est survenue lundi soir, date à laquelle les contrats de livraison de pétrole de mai arrivaient à terme. C’est comme le jeu des chaises musicales: les acheteurs qui se retrouvaient avec des contrats dans les mains se voyaient forcés d’accepter les barils en mai sans savoir où les caser. Tout le monde a voulu vendre, au point de se mettre à payer pour cela.
Une suroffre ponctuelle? Appelée à durer? Bonne ou mauvaise pour les investissements dans les énergies renouvelables? Y aura-t-il un impact sur le prix de notre essence? Cette situation ubuesque pose davantage de questions qu’elle ne fournit de réponses.
Seule certitude: un phénomène qui paraissait hier totalement contre-intuitif – être payé pour acheter quelque chose – peut exister aujourd’hui en toute logique.
Ce plongeon indique que les marchés fonctionnent
Cent soixante millions. C’est le nombre de barils de pétrole qui sont actuellement stockés sur des bateaux, selon Reuters. Soit deux fois plus qu’au début du mois. Et 60 millions de plus qu’en 2008, quand la crise financière avait poussé l’industrie à, déjà, stocker des hydrocarbures en mer.
Stocker du brut en mer? Cette situation exceptionnelle est due au coronavirus, et aux paralysies qu’il engendre. Les économies tournent au ralenti, les avions sont cloués au sol, la plupart des usines sont à l’arrêt. La demande en pétrole subira cette année un effondrement «historique» de 9,3 millions de barils par jour, anticipe l’Agence internationale de l’énergie. Mais les extracteurs, Américains, Saoudiens et Russes en tête, ont tardé avant de se résoudre, timidement, à baisser leur production.
Les négociants font donc face à un excès de pétrole, une matière qui a perdu sa valeur et qu’il s’agit de stocker pour l’écouler quand ça vaudra à nouveau la peine. Mais plus on stocke, plus il faut d’entrepôts. La surabondance est telle que les citernes sont presque toutes remplies. Dans l’Oklahoma, le site de Cushing – le plus grand réservoir de pétrole au monde – serait quasi plein.
Le plus grand tanker du monde
Alors on lorgne du côté des océans, comme en 2015 et en 2009, lorsqu’une baisse des cours avait déjà poussé l’industrie à réagir. Cette année, les proportions sont historiques.
En mars, Glencore a loué le plus grand tanker du monde uniquement pour y entreposer du brut. Long de 380 mètres, le TI Europe erre au large de Singapour avec 3 millions de barils à son bord. La porte-parole du groupe zougois ne commente pas, mais selon nos informations, Glencore a sollicité d’autres navires dans la même optique.
Royal Dutch Shell a aussi réservé des tankers, des very large crude carriers (VLCC) capables de transporter chacun 2 millions de barils. Sur les 770 VLCC recensés globalement, une soixantaine seraient sollicités pour du stockage. Des navires de taille plus modeste sont également utilisés. Ils se trouvent en général dans le golfe du Mexique et au large de Singapour, deux bastions d’or noir, à moins qu’ils ne soient en route vers les Etats-Unis, où la demande est la plus forte.
Les poids lourds logistiques qui disposent d’un accès à des entrepôts sont avantagés. «Gunvor a un accès à beaucoup de stockage dans le monde, y com
pris flottant», selon Seth Pietras, son porte-parole. «En avril, l’offre de pétrole devrait dépasser la demande de 23 millions de barils par jour», estime Andrea Schlaepfer, porte-parole de Vitol, un autre géant du négoce à Genève. «Le peu de capacité de stockage disponible ne se trouve pas forcément là où le pétrole est produit et, comme la demande en navires est élevée, déplacer le pétrole vers un entrepôt disponible n’est pas forcément rentable», relève-t-elle.
L’offre en brut – dopée par des mésententes entre la Russie et l’Arabie saoudite lors d’un sommet à Vienne début mars – ne s’est pas restreinte suffisamment vite. Ces deux pays, avec les Etats de l’Organisation des producteurs de pétrole (OPEP) et d’autres producteurs (OPEP+), se sont finalement mis d’accord à la mi-avril pour réduire leur production de 9,7 millions de barils par jour, soit près de 10% de l’offre globale.
Baril à -37 dollars
Mais rien n’y fait, les cours ont poursuivi leur chute. Le West Texas Intermediate (WTI) – un brut de référence aux Etats-Unis – s’est enfoncé en territoire négatif, une première historique pour du pétrole: la matière est devenue si encombrante qu’il fallait payer jusqu’à 37 dollars pour se débarrasser d’un baril de WTI, lundi soir, ultime délai pour les livraisons de mai. Le baril de Brent – la référence mondiale – est soumis à une tension moindre, notamment parce que, situé en mer, il est plus facile à stocker.
«L’OPEP+ a trop tardé à abandonner ses tactiques d’offre excédentaire quand elle est parvenue à un accord. Ils n’ont pas pu empêcher le marché de s’approcher de la capacité de stockage maximale», écrit Michel Salden, chargé des matières premières chez Vontobel. «Les gens essaient de se débarrasser du pétrole mais il n’y a pas d’acheteurs», selon Michael Lynch, un analyste américain.
Les négociants recourent à ce qu’on appelle un «contango»: on ne vend pas le brut tout de suite mais à terme, dans six mois par exemple, quand il rapportera quelque chose.
«Cet environnement est bon pour Gunvor car, avec beaucoup de stockage et de liquidités, nous pouvons bénéficier de ce marché «contango», selon Seth Pietras. Les négociants engrangent souvent de gros profits quand les prix sont volatils. Ce fut le cas en 2014, lors d’une précédente chute des cours du pétrole, lors du Printemps arabe trois ans plus tôt et durant la crise de 2008. Le Financial Times relève que les contrats du WTI pour livraison en juin s’échangent au-dessus de 20 dollars le baril. Lundi, les négociants pouvaient donc être payés 37 dollars le baril pour le revendre 20 dollars en juin.
La situation devrait se résorber car la production de brut finira par chuter, puisque la demande en pétrole devrait rebondir et les entrepôts se vider, selon des analystes. Le lundi 20 avril 2020 restera comme une date dans l’histoire du pétrole.
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