Aux frontières du virus, étape 3: de Luxembourg à Schengen
Vu de Belgique et de France voisines, le Luxembourg paraît un îlot d’ordre et de bonne gestion sanitaire face au Covid-19
Richard Werly, correspondant du Temps en France – qui longe la frontière pour évaluer comment le Covid-19 transforme les relations entre l’Hexagone et ses voisins –, fait escale au Luxembourg. Le Grand-Duché incarne le visage de l’Europe qui fonctionne. Frontières ouvertes, frontaliers toujours bienvenus, reprise économique mise en avant, rentrée scolaire sous surveillance agendée au début de mai: bienvenue dans un îlot d’ordre et de gestion efficace de la pandémie.
L’armée luxembourgeoise est déployée. Pas de casques, ni de gilets pare-balles, ni de fusils. Juste trois tentes kaki installées sur le parking E de l’aéroport du Grand-Duché, d’où décolle à l’instant un Boeing 747 cargo à destination de la Chine. L’Etat de crise, déclaré le 18 mars à 18 heures, est un état de guerre en temps de paix.
Aux soldats, mobilisés, le soin de distribuer aux entreprises et artisans du bâtiment les masques chirurgicaux qui leur permettent, depuis ce lundi 20 avril, de reprendre leurs chantiers. L’opération «masques» est à l’image du Luxembourg dans cette tourmente mondiale du Covid-19, qui secoue durement l’Union européenne dont rêva Robert Schuman, un de ses fondateurs, né en 1886 sur ces contreforts lorrains. Une distribution sans fanfare, mise sur pied au cordeau, à rendre jaloux Belgique et France voisines.
Cinq masques par employé dans le secteur du bâtiment, premier à se remettre en marche. Cinq masques par résident grand-ducal, luxembourgeois ou étranger, acheminés par la poste cette semaine, via les communes. Le port de cette protection est, depuis lundi, obligatoire dans les transports publics. Gilles Reding, responsable de l’opération pour la Chambre des métiers, a même été filmé samedi 18 avril par TF1: «Nous ne sommes pas un modèle. On fait juste les choses de notre mieux. Le Luxembourg est un petit pays qui ne craque pas. L’essentiel est de reprendre au plus vite le cours normal de notre vie économique. En prenant garde de ne pas se diviser.»
Le Luxembourg est une forteresse. Au sens propre. Les remparts de la ville qui domine la Lorraine lui ont permis, jadis, de préserver sa spécificité dans les grands chamboulements de l’histoire du continent. L’organisation, l’efficacité, et l’accueil à bras ouverts de toutes les banques du monde sur son plateau du Kirchberg, hérissé de hauts immeubles aussi modernes qu’austères, ont fait du Grand-Duché un allié et un rival financier de la Suisse, ou de la City de Londres. Bref, un coffre-fort que nous ne pensions pas pouvoir atteindre, partis de Roubaix, après un détour par la Wallonie belge.
Frontières ouvertes
Erreur. Les Luxembourgeois, irrémédiablement connectés à leurs voisins par le flux incessant de frontaliers, n’ont pas fermé leurs frontières. L’autoroute E411 Bruxelles-Luxembourg s’engouffre sans accroc, à partir de l’aire frontalière de Sterpenich, dans ce petit pays enserré dans l’étau géographique France-Belgique-Allemagne. Les policiers belges ne contrôlent, de l’autre côté, que les remontées vers Arlon et Namur.
Frontière franchie à 16h12. Centre-ville de Luxembourg atteint à 16h28. Voiture garée à deux pas du palais grand-ducal. Un groupe de SDF fait la fête à la bière dans un square, devant un couple de marcheurs prudemment masqués. Les parterres de tulipes blanches et roses entourent la palissade des travaux en cours sur la place Guillaume-II. Les rails du futur tramway déchirent le bitume. Le silence du Covid, ici, paraît presque ordinaire.
Noella, Linda et Barbara nous avaient alerté. «Les Luxembourgeois se taisent, travaillent, encaissent et vivent bien comme cela.» Un beau festival de clichés, prononcés avec une sonore bonne humeur, depuis leurs bancs à Dinant, en Belgique, sur les bords de la Meuse. Un banc pour chacune. Noella, Belge d’origine vietnamienne, est animatrice pédagogique dans une école primaire. Barbara, Polonaise arrivée par ici voici bientôt trente ans, est employée à la retraite. Linda, Belge «pure frites», se contente de rigoler de son bon mot.
Dinant n’est pas exactement sur la frontière. Mais à 10 kilomètres à peine de l’autoroute, la visite s’imposait. Le 15 août 1914, après de furieux combats, l’Allemagne du Kaiser s’empare de sa citadelle qui, encore aujourd’hui, domine la vallée de ses murs oppressants. Charles de Gaulle, lieutenant de 24 ans au 33e régiment d’infanterie d’Arras, s’écroule sur le pont, une jambe criblée d’éclats d’obus.
La bataille menée contre le Covid-19 n’a pas cette férocité d’acier. Elle se joue sans canonnade, sur le quai désert, et sur ce pont où, festival de jazz estival annuel oblige, des saxophones géants accompagnent le piéton, dont un saxo chinois rouge frappé des étoiles jaunes. Il n’y aura pas de jazz, cet été à Dinant. L’épidémie a eu raison de la musique. «Aujourd’hui, on se parle comme ça, à deux mètres de distance. Et demain? s’énerve Noella, inquiète de la réouverture envisagée, mais selon elle mal préparée, des écoles belges. Moi, je propose des visières pour tout le monde. Comme à la guerre.»
Les visières. Nos trois Dinantoises n’en démordent pas. Voilà qui protégerait l’Europe du «virus chinois»: «Nos entreprises de plexiglas devraient se mettre à travailler. La visière, elle protège tout, le visage, la bouche, les yeux. Les lunettes ne sont pas embuées comme avec ces foutus masques. On pourrait même mettre des essuieglaces», lance Barbara. Rires aux éclats. Pas faux. En arrivant à Dinant, un arrêt à l’hôpital local a montré que l’idée des visières est assez partagée. Près de 38500 cas de contamination au Covid-19 ont été détectés au 20 avril en Belgique, pays de 11,5 millions d’habitants où 5683 personnes sont mortes, contre 27126 cas en Suisse à la même date.
Thierry arrive, valise à roulettes en main, lorsque nous franchissons le seuil, arrêté par le gardien. Echanges à distance, alors que la réception tente d’entrer en contact avec Marie Forseille, la chargée de communication du groupe hospitalier UCL Namur. Une visière de fortune est accrochée à la poignée de la valise. Une fine feuille de plastique rigide collée à un gros élastique frontal. Thierry dit ne pas souffrir du coronavirus et s’être protégé «avec les moyens du bord». Le «bricolage» belge précède la distribution ordonnée de masques luxembourgeois. Mais il en dit plus long que les informations locales: «Certaines de vos interpellations relèvent du domaine de la santé publique. Nous vous invitons dès lors à consulter les sites Sciensano.be et Info-Coronavirus.be des autorités sanitaires et gouvernementales belges», nous répond, par écrit, la communicante de l’hôpital.
L’Europe qui fonctionne
Le Grand-Duché est le visage de l’Europe qui fonctionne. Frontières ouvertes. Frontaliers toujours bienvenus. Reprise économique mise en avant. Ordre donné aux écoles d’envisager leur reprise au début de mai en divisant classes et cantines par deux. Antoinette Konsbruck-Hellinckx termine, masquée comme son mari, sa promenade quotidienne près du principal hôpital de Luxembourg à l’entrée duquel un panneau redonne les chiffres de l’épidémie: 3550 cas confirmés, 627 personnes guéries, 73 décès.
Antoinette connaît bien les lieux, fréquentés autrefois pour soigner un cancer. «L’équation est simple. Nous sommes 700000 Luxembourgeois, et le pays dépend des étrangers, travailleurs ou investisseurs. S’organiser est à la fois simple et indispensable.» Avec le risque du grand écart. A Luxembourg, chaque entreprise en dessous de dix salariés a déjà reçu 5000 euros d’aide forfaitaire. Chaque indépendant a perçu 2500 euros. Soit bien plus qu’en France voisine et un peu mieux que dans les parages allemands de Sarrebruck ou Trèves.
«Dites quand même qu’on est solidaires. Personne ici ne veut d’une Europe délitée par le virus», nous avait confié l’ex-commissaire européenne luxembourgeoise Viviane Reding au début de la crise. Exact. Plusieurs patients français, transférés de la Région Grand-Est voisine, restent en réanimation dans le grand bâtiment caché par une haie d’arbres.
Reste ce silence, soudain rompu par une sirène. La police fait sa patrouille rituelle de 19 heures. L’armée, à l’aéroport, boucle ses tentes jusqu’au lendemain. La lutte anti-Covid-19, au Luxembourg, ne rime pas avec vacarme.
Toute cette semaine, Richard Werly, le correspondant du «Temps» en France, parcourt la frontière du pays pour évaluer comment le Covid-19 transforme les relations entre l’Hexagone et ses voisins. Avec l’histoire en toile de fond.
Prochain épisode: De Schengen à Sarreguemines, la nouvelle ligne Maginot
«La visière protège tout, le visage, la bouche, les yeux. Les lunettes ne sont pas embuées comme avec ces foutus masques. On pourrait même mettre des essuie-glaces!»
BARBARA, RENCONTRÉE À DINANT (B)