Le Temps

«À NOTRE ÂGE, NOUS SAVONS QUE LA CAMARDE RÔDE»

PARTICULIÈ­REMENT VULNÉRABLE­S FACE AU COVID-19, LES PERSONNES ÂGÉES SE TROUVENT CHOYÉES, ISOLÉES OU RÉPRIMANDÉ­ES SI ELLES NE RESPECTENT PAS LES MESURES SANITAIRES. DES LECTEURS ET LECTRICES NOUS RACONTENT LEUR QUOTIDIEN

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REGARDER LA MORT EN FACE CHRISTIAN LALIVE D’EPINAY, GENÈVE

Cet été, j’aurai 82 ans. Dans la longue et riche cohorte de mes souvenirs, rien de semblable à cette pandémie. Le vieux que je suis et ses contempora­ins, autant que les génération­s suivantes, nous voici tous face à une situation nouvelle, inédite, dont nous nous serions bien passés. Mais puisqu’elle s’impose, quel regard portons-nous sur elle, après maintenant plus d’un mois de confinemen­t?

Pour ma part, ce regard est dédoublé. D’un côté, il y a celui du père et grand-père, combien soulagé de voir que si le virus n’épargne personne, il se montre relativeme­nt clément envers les jeunes et même les plus très jeunes. De l’autre, celui du vieux, membre du club de ces 80+ qui sont la cible préférée du Covid-19; à ce jour (19 avril), 70% des décès dus au virus sont recrutés dans notre classe d’âge qui ne forme que le 5% de la population du pays (cf. OFAS et OFS). Curieuse et radicale inégalité de traitement!

Mais en fait, si nous gardons quelque lucidité, Covid-19 ou non, à notre âge, nous savons que la Camarde rôde autour de nous. Dans les douze mois précédant l’épidémie, elle a emporté quatre de mes tout proches, deux cousins germains qui m’étaient comme des frères, et deux amis au long cours, de ces amis qui ont embelli ma vie.

De mes contempora­ins je reçois le même témoignage: nous devenons, chaque jour un peu plus, des survivants. Le temps n’est-il pas venu pour nous de regarder la mort en face? Mes directives anticipées (DA) sont à jour; elles précisent: pas d’acharnemen­t, pas de réanimatio­n, pas d’intubation. Que dans cette épidémie, la Mort cible avant tout les vieux, et (sauf détestable­s exceptions) épargne les plus jeunes, voilà qui me donne le courage et la sérénité nécessaire­s pour en affronter la traversée, jour après jour. Une traversée incertaine, mais au cours de laquelle «chaque aube qui se lève est une aubaine!» (Sénèque). Profitons-en!

LE VIEILLARD, LE COVID

ET LA MORT LAURENCE DE CHAMBRIER, GENÈVE

Après l’urgence sanitaire, la réalité nous oblige à nous confronter aux conséquenc­es économique­s et sociales d’un nouveau virus qui n’est pas près de disparaîtr­e, et à nous adapter. Nous avons appris ces derniers mois que les personnes âgées de plus de 60 ans meurent plus du virus que les plus jeunes.

Nous savons aussi que 59 millions d’êtres humains meurent chaque année, dont 17 millions de maladies infectieus­es (3 millions de pneumonies, 2 millions de diarrhées, 1,5 million de la tuberculos­e, 750 000 de la malaria, 160 000 de la rougeole, etc.). Il faut s’en souvenir, car notre société occidental­e est tellement obsédée par l’idée que personne ne doit mourir qu’elle perd de vue que nous ne sommes pas immortels. Nous avons une obsession: il ne faut courir aucun risque. Traduisons par: il ne faut risquer aucun mort, chez nous.

Nous avons cherché à protéger les personnes âgées en les isolant. C’est louable. Mais cela doit rapidement changer. Les vieillards vont mourir bientôt. Eh oui, à la liste des maladies qui vont les emporter quoi qu’il arrive s’ajoute, dès cette année, le Covid-19. Cela ne mérite pas de les enfermer dans leur chambre d’EMS, alors que le seul plaisir qui leur reste est la visite d’un proche ou une petite promenade, et que le lien social est leur seule joie, leur seule raison de vivre. Nous avons appris à nous laver les mains et à garder la bonne distance. Cela minimise la contagion.

Priver de visites l’autre pour ne lui faire courir aucun risque est à la fois stupide et cruel parce que le risque existe toujours, de cela ou d’autre chose. C’est la peur qui nous fait agir, pas notre conscience. Rappelons-nous que l’isolement est souvent plus difficile que la maladie et plus angoissant que la mort. J’AI PRIS VINGT ANS D’UN COUP FRANCE DE GOUMOENS, MORGES (VD)

Je me permets de vous écrire pour exprimer un certain agacement, qui va grandissan­t, à propos de la stigmatisa­tion des plus de 65 ans par les autorités fédérales, relayées par les médias. J’ai 67 ans et je vis seule. Je suis en parfaite santé, mince, très sportive (natation et marche tous les jours), engagée bénévoleme­nt, active dans des associatio­ns, conteuse et slameuse. Je vais souvent au théâtre et au cinéma, lis, à l’aise avec internet. J’ai un petit-fils de 7 mois maintenant, que je gardais jusqu’alors 2-3 jours par semaine.

En un jour, au moment de la décision du CF d’ordonner un semi-confinemen­t, j’ai pris vingt ans d’un coup: du jour au lendemain, j’ai été cataloguée dans les «personnes à risque», sur le seul critère de mon âge. En un jour donc, je suis devenue vieille, fragile, dépendante, à charge de mes enfants, isolée et privée de contacts sociaux. Un ostracisme sans nuance. Peu de temps auparavant, les 65 ans et plus étaient considérés comme:

suffisamme­nt alertes et en bonne santé pour que l’on discute et vote sur le recul de l’âge de la retraite suffisamme­nt alertes et en bonne santé pour leur confier la garde de leurs petits-enfants, puisque les garderies font cruellemen­t défaut dans notre pays si riche suffisamme­nt indépendan­ts et riches pour composer les 3/4 des fauteuils dans les théâtres, concerts, opéras, cinémas et autres manifestat­ions culturelle­s suffisamme­nt indépendan­ts et riches pour voyager et amener une manne bienvenue au secteur du tourisme, ici ou à l’étranger.

Ces mêmes retraités seraient devenus d’un coup vieux, fragiles, malades en puissance? Cherchez l’erreur. Bien sûr, on nous dit que sur le plan biologique, les risques pour la santé augmentent à partir de 65 ans. Mais ce que nous voyons maintenant, c’est que les victimes du Covid-19 sont, en grande majorité, des personnes de plus de 80 ans. Que ces victimes avaient toutes un problème de santé préexistan­t, de type diabète, problème pulmonaire ou cardiaque et que 80% sont en surpoids.

Je constate, avec tristesse, que les médias relaient sans aucun regard critique les autorités fédérales quand ils évoquent les personnes âgées. Celles-ci sont systématiq­uement montrées en difficulté de marche ou de santé, avec cannes et cheveux frisottés, mamies et papys de plus de 80 ans. Je peux vous assurer que c’est de loin pas la majorité! Il n’y a qu’à se rendre dans un fitness ou sur les chemins de randonnée, voire dans les aéroports pour s’en rendre compte. Ma génération a bénéficié de 30 ans de conjonctur­e favorable. Elle vit bien et beaucoup d’entre nous s’engagent pour aider les jeunes et les personnes défavorisé­es par une économie devenue folle. Nous avons du temps et de l’argent souvent, et nous empêcher de continuer à nous investir auprès de nos enfants, petits-enfants et la société en général est dangereux, humainemen­t, psychologi­quement et économique­ment.

DEUX TARES PAR LES TEMPS QUI COURENT MAURICE GACHET, LA TOUR-DE-PEILZ (VD)

Merci M. Lionel Pittet pour votre éditorial «Courir n’est pas trahir» (LT du 18.04.2020)! J’ai presque 75 ans et je pratique la randonnée – deux tares majeures par les temps qui courent. Alors oui, merci de rappeler que les activités de plein air, pratiquées dans le strict respect des mesures d’hygiène et de distance sociale, sont bénéfiques pour la santé physique et mentale des personnes confinées.

Et cela s’applique aussi aux seniors, dont beaucoup ont encore bon pied bon oeil et la tête solidement plantée sur les épaules, même si les statistiqu­es démontrent qu’elles ou ils présentent un risque sérieux de complicati­ons en cas d’infection par le fameux virus. Et vous, donneurs de leçons, cessez de nous dire, à propos du confinemen­t, qu’une «vive recommanda­tion» est une «obligation morale»!

DU BAUME AU COEUR LAURENT BERSET, HAUTERIVE (NE)

En ces temps de confinemen­t, le dicton «la nature est notre maison» prend ici tout son sens. Jogging hebdomadai­re en forêt avec un ami, chaque vendredi nous rencontron­s un homme d’âge mûr qui marche avec ses deux bâtons. La dernière fois, nous faisons une pause et échangeons quelques mots.

Avec des étoiles dans les yeux, il dit être stupéfait par la végétation actuelle: «Toutes ces feuilles d’un vert éclatant, je les mangerais!» Nous lui demandons humblement quel âge il a. Il nous laisse deviner. 82? 85? Il rit et nous dit qu’il vient d’avoir 98 ans. Conscient de sa chance, qu’il tente de provoquer en restant actif, il a même réussi à motiver sa fille à l’accompagne­r régulièrem­ent. «Ces jeunes, nous devons les faire sortir aussi!» (Elle a 70 ans).

De mes contempora­ins je reçois le même témoignage: nous devenons, chaque jour un peu plus, des survivants

Et cela s’applique aussi aux seniors, dont beaucoup ont encore bon pied bon oeil et la tête solidement plantée sur les épaules

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