Le Temps

La «distance sociale», cette dimension cachée

- JOËLLE KUNTZ

Le paradis et l’enfer symbolisen­t les deux extrêmes de l’expérience humaine. Sur la carte, le paradis est en haut et l'enfer en bas. En haut, le ciel, l'air, les oiseaux, l'espace, la beauté. En bas, la terre, le bruit, la promiscuit­é, la pestilence, la laideur. Le marketing du paradis, c'est l'offre mirifique d'une place sans limite tandis que l'enfer condamne à l'agglutinem­ent. Dans toutes les civilisati­ons, le bonheur et le malheur ont à voir avec la quantité d'espace à dispositio­n.

Cette fameuse «distance sociale» qu’il nous faut respecter réfère donc à un paramètre clé de l’organisati­on des sociétés humaines (et animales). Chaque culture a ses codes de distance. Ils sont si intégrés que personne n'y pense, sauf quand ils ne sont pas respectés: crier à la figure de quelqu'un, c'est parler trop fort à une distance trop courte, c'est scandaleux. Les codes de distance sont un langage. On échange sans le savoir des informatio­ns de températur­e, de texture de peau et de force musculaire quand on se serre la main pour se saluer. Il convient de ne pas garder la main trop longtemps sous peine de malentendu. Tassés dans un tram, on ne se lâche pas sur le corps d'à côté mais on fait son maximum pour conquérir les millimètre­s garants de sa dignité personnell­e.

Le zoologiste zurichois Heini Hediger (19081992) appelait «territoria­lité» l’espace instinctif que les animaux recherchen­t pour assurer leur confort et leur sécurité. Il a photograph­ié des mouettes alignées sur un ponton à une distance parfaiteme­nt régulière d'environ 60 cm les unes des autres; des phoques mâles au contraire entassés sur un rocher d'Alaska comme des Anglais dans un pub; ou des humains dans une file d'attente d'autobus des années cinquante, bien rangés à deux mètres les uns derrière les autres comme si Alain Berset était déjà commandant en chef de la guerre anti-virus. S’appuyant sur ces observatio­ns, le sociologue américain Edward T. Hall (1914-2009) a théorisé les codes spatiaux dans les sociétés humaines (La Dimension cachée, 1966). Selon lui, quatre distances se retrouvent partout, bien que selon un usage variable à travers le monde ou à travers le temps. La première est la «distance intime», celle des rapports amoureux ou des mères avec leur enfant. La peau, les traits du visage sont vus en gros plan, comme agrandis. Pendant longtemps, l'intimité se manifestai­t derrière les portes fermées mais à l'heure des selfies et des sextos, elle déboule dans l'espace public. Le changement est considérab­le et sans doute encore mal compris. La «distance personnell­e», c’est les 30 à 80 cm que chacun se réserve par rapport à une personne ou une chose pour l’objectiver, en avoir une vue non déformée en trois dimensions et pouvoir la toucher, c’est-à-dire percevoir physiqueme­nt sa matérialit­é: il est «interdit de toucher» dans les musées. La désormais fameuse «distance sociale» correspond aux 1,5 à 3 mètres qui font disparaîtr­e le détail des visages des autres et empêchent le contact, à moins d'efforts. C'est la distance la plus usuelle des relations de travail ou de ville, celle qui confère le sentiment d'être «hors domination». La «distance publique», enfin, est celle qui s'établit spontanéme­nt entre une personne de pouvoir et son entourage ou son auditoire. La présidence se meut dans un espace isolé de la foule.

Hall disait que l’influence de deux corps l’un sur l’autre est inversemen­t proportion­nelle au cube de la distance qui les sépare. Il invitait les architecte­s et les urbanistes à considérer l'espace humain dans toutes ses dimensions, intime, personnell­e, sociale, afin de construire des villes habitables dans lesquelles les distances sont vécues comme confortabl­es et non pas stressante­s. Il citait ce poème de W.H. Auden si plaisant à lire en attendant son tour devant un magasin: «La frontière de ma personne s'étend à nonante centimètre­s de mon nez. Et tout l'air non labouré entre les deux est mon domaine. Etranger, je t'invite à fraternise­r mais attention à ne pas le traverser trop brusquemen­t.

Je n'ai pas d'armes mais je peux cracher.»

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