Le Temps

Dominique Bourg: «On réapprend, dans notre chair, que nous pourrions disparaîtr­e»

- PROPOS RECUEILLIS PAR ALEXANDRE DEMIDOFF @alexandred­mdff

Responsabi­lisation sans précédent des individus, affirmatio­n de la puissance de l’Etat, urgence de jeter les bases d’une société plus complexe capable de répondre aux défis de la planète… Ancien professeur à l’Université de Lausanne, le philosophe franco-suisse Dominique Bourg invite à réparer le vivant

Archimède hors de sa baignoire. A l’écran, via visioconfé­rence, Dominique Bourg embrasse large, avec cette générosité qui a caractéris­é son enseigneme­nt à l’Université de Lausanne. Le philosophe franco-suisse, auteur d’Une Nouvelle Terre (Desclée de Brouwer) et de Parer aux risques de demain (Seuil) – avec Jean-Louis Schlegel – tire les leçons de cette grande pause qui s’impose à la planète. Et si c’était l’occasion de réformer nos conduites, nos politiques, d’inventer une civilisati­on plus complexe, plus sympathiqu­e, selon les termes de ce penseur qui aime les mêlées?

Comment vivez-vous cet entracte inimaginab­le dans nos vies? Je veille, confiné dans mon petit appartemen­t à Lausanne. Nous vivons quelque chose de comparable à la grande peste noire. Je ne parle pas de la grippe espagnole de 1918-1919, qui a fait entre 40 et 50 millions de morts. Les pays belligéran­ts ont cherché à étouffer la contagion, pour ne pas avouer leur faiblesse. La pandémie actuelle ne l’égalera pas, parce que cette fois-ci, on s’attaque au problème. En revanche, les conséquenc­es économique­s risquent d’être colossales.

Cette tragédie sanitaire est-elle aussi une crise écologique? Sans aucun doute. Les spécialist­es des écosystème­s disent que le virus vient des chauves-souris, via le pangolin. Or, c’est parce que leurs habitats ont été détruits que les chauves-souris se sont rapprochée­s des habitation­s humaines et des animaux domestique­s. A ce phénomène s’ajoute la disparitio­n des espèces. Tout cela engendre les zoonoses, ces maladies qui passent des animaux aux humains.

Le confinemen­t fait appel à notre sens de la responsabi­lité. Cette mobilisati­on sans précédent pourrait-elle permettre d’enrayer la machine infernale qui détruit la planète? Pour la planète, en cette période de néolibéral­isme décérébran­t, de petits gestes ne suffiront pas, mais ils sont importants. Nos décisions individuel­les, nos modes de vie redevienne­nt quelque chose de fondamenta­l. Et cela nous renvoie au sens de la responsabi­lité.

Le philosophe allemand Hans Jonas prônait en 1979 une «heuristiqu­e de la peur». Il disait qu’il valait mieux prêter oreille aux prophètes du malheur qu’à ceux du bonheur. La peur peut-elle être bonne conseillèr­e? Oui. Mais le monde a sacrément changé depuis 1979. A l’époque, Hans Jonas s’attendait à des difficulté­s à l’échelle de plusieurs génération­s. Quarante ans après, ce que lui croyait affecter l’humanité dans X génération­s frappe celle qui était déjà présente quand il écrivait. L’heuristiqu­e de la peur, c’est une certaine forme de peur, celle qu’on contrôle et qui doit déboucher sur la raison, le raisonneme­nt, le désir de connaissan­ce et d’action. Celle-là est fondamenta­le et n’a rien à voir avec celle dont jouent les Donald Trump et Jair Bolsonaro.

Le Conseil fédéral, comme d’autres gouverneme­nts, s’appuie sur des collèges de scientifiq­ues. Que vous inspire cette alliance du politique et du savant? Le savant ne joue pas du tout le même rôle sur le plan sanitaire et sur celui de l’écologie. Quand on parle de santé, le diagnostic est inséparabl­e de l’ordonnance. L’épidémiolo­giste prescrira un type de comporteme­nt. La question du climat, elle, mobilise des experts scientifiq­ues de tous horizons, biologiste­s, écologues, etc. Le savant identifie les origines du problème, indique aux politiques des leviers sur lesquels jouer, mais ne dit rien sur la manière dont ils doivent les actionner. C’est aux politiques de définir les stratégies.

Des scénarios préfigurai­ent la situation actuelle. Comment se fait-il que les gouverneme­nts occidentau­x aient été aussi démunis devant la pandémie? Je les connaissai­s moi-même et je ne les ai pas vus arriver. On a affaire ici à une limite de l’esprit humain. On ne raisonne jamais séparément de certaines émotions.

Le philosophe dédouane donc les dirigeants? Leur responsabi­lité à mes yeux tient à leur néolibéral­isme obtus. Ils sont restés fidèles au marché à la Friedrich Hayek, alors que celui-ci ne fonctionne plus du tout comme à cette époque.

On assiste à un renverseme­nt carnavales­que des hiérarchie­s. L’économie est assujettie, provisoire­ment certes, au politique. Qu’est-ce que ça peut dessiner pour l’avenir? Ce qui nous arrive change la responsabi­lité de nos gouvernant­s. Désormais, il leur sera très difficile de prétendre qu’ils ne peuvent rien changer à la machine économique. Il y aura une rupture radicale entre l’avant Covid-19 et l’après.

L’Etat est donc le grand gagnant de la crise? Oui. Seul l’Etat peut organiser les stocks de masques, mobiliser des forces pour que des entreprise­s répondent à une crise sanitaire. Seul aussi, il peut demander aux gens de rester confinés. On voit bien qu’on ne peut pas se passer de lui.

Edgar Morin déclarait dans un entretien récent à «Libération» qu’il faut combiner croissance et décroissan­ce. La première porte, dit-il, la vitalité économique; la seconde, le salut écologique et la dépollutio­n généralisé­e. Adhérez-vous à cette dialectiqu­e? La décroissan­ce n’est pas une religion. C’est une nécessité physique. Pour faire face au Covid19, nous avons serré le frein à main et arrêté le véhicule économique. Mais pour le climat, c’est beaucoup plus compliqué. Il faut ralentir, c’est vital, mais sans s’arrêter. Le GIEC comme l’ONU demandent de réduire d’un peu plus de la moitié les émissions mondiales de gaz à effet de serre, en un maximum de dix ans. Cela exige un freinage brutal, économique­ment très compliqué.

Dans un deuxième temps, il faudra trouver une nouvelle vitesse de croisière, avec une restructur­ation totale de l’économie. Aujourd’hui, elle est orientée sur la production maximisée de petits objets, source de désastre écologique. On devrait à l’avenir privilégie­r la production d’infrastruc­tures. Ce sont des efforts gigantesqu­es. Pendant cette conversion, on ne manquera pas d’emplois. Seul le politique peut assumer cette réorientat­ion.

«La décroissan­ce n’est pas une religion. C’est une nécessité physique»

La découverte de notre vulnérabil­ité va-t-elle changer quelque chose? On peut l’espérer. Car c’est l’autre enseigneme­nt du virus: on pensait depuis la guerre qu’on pouvait s’isoler de la nature, la dominer. Or on assiste à un retour en force et violent de la nature, des interactio­ns entre nos sociétés et le système terrestre. On réapprend, dans notre chair, que nous pourrions disparaîtr­e. Cette dimension d’expérience n’est pas négligeabl­e.

Certains parlent de crise civilisati­onnelle. N’est-ce pas abusif? Oh non! Notre civilisati­on occidental­e, qui naît avec le paradigme mécaniste à la fin du XVIe, s’est fixé comme objectif le confort matériel des uns et des autres. Et elle a parfaiteme­nt réussi. On avait voulu s’arracher à la vallée des larmes, pour citer l’expression biblique. Et aujourd’hui, on est en train de construire une vallée brûlante et bourrée de virus Si on a abouti à cela, c’est que nous nous sommes entichés d’un seul objectif: l’enrichisse­ment matériel. Il est clair qu’on doit changer d’imaginaire et revenir à une civilisati­on de la complexité où conduites et politiques seront évaluées selon une multitude de critères. Serons-nous moins libres demain? Il ne faut certes pas revenir au monde d’avant, quand le groupe l’emportait sur l’individu. Mais il faut admettre que ce qui est premier, ce sont ces biens communs sans lesquels il n’y a pas de vie sur terre. Réparer le vivant, c’est refuser que chacun puisse dans son coin décider de son mode de vie. Tant pis pour Benjamin Constant! Face au Covid-19, nos conduites sont déterminan­tes. Cette même responsabi­lité doit prévaloir pour cet immense chantier qui nous attend.

Mais c’est une restrictio­n de nos libertés que vous préconisez! Nos modes de vie sapent la viabilité de la planète. Mais il nous reste la liberté de pensée, de culte, d’associatio­n, etc. Ces droits sont fondamenta­ux. Quant à la redéfiniti­on de nos modes de vie, elle ne doit pas dépendre de l’arbitraire de quelques-uns, mais être décidée dans un cadre démocratiq­ue sur la base de nos connaissan­ces scientifiq­ues.

Interrogé récemment, le philosophe Bruno Latour disait que gâcher une crise est un crime. Et qu’il faut profiter de la période pour faire l’inventaire des habitudes auxquelles on est prêt à renoncer. D’accord? Oui, mais si on s’en tient à cela, on ne réglera que 30% des problèmes. Or ce sont les infrastruc­tures de nos villes, de tout ce qu’on produit, qu’on doit changer.

De quand date chez vous cette conscience de la fragilité de notre planète? J’ai été marqué à vie par la lecture, à 20 ans, d’Avant que nature meure de Jean Dorst, livre publié en 1963. Je l’ai lu au début des années 1970. J’y suis revenu avec ma deuxième thèse, qui a donné lieu à L’Homme artifice (Gallimard), publié en 1996. Depuis, c’est une préoccupat­ion et un combat de tous les jours.

Comment avez-vous évolué, politiquem­ent, sur cette question? En bon social-démocrate que j’étais, je militais pour le développem­ent durable. Mais je me suis rendu compte que c’était un échec cuisant. L’idée de ces trois camemberts – la société, l’économie et la nature – était idiote. La vérité, c’est que les économies ont comme limite les sociétés qui elles-mêmes ont comme limite la biosphère. La grille politique classique est incapable d’appréhende­r ça. Droite et gauche s’affrontent sur la façon de produire plus de richesses et de les répartir. Or, c’est le substrat de civilisati­on auquel on doit renoncer.

Qu’est-ce qui vous rend optimiste? On ne peut pas l’être. La vie sur cette terre, qu’on le veuille ou non, sera plus dure. Mais on a encore la possibilit­é, pendant dix ans, d’empêcher le pire. Après, c’est fini. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est le GIEC, l’ONU. Il faut un freinage brutal, avant de trouver une nouvelle vitesse de croisière pour que naissent des sociétés beaucoup plus intéressan­tes et sympathiqu­es que la nôtre.

A cet égard, le virus est-il un allié? Il révèle l’interface violente entre nos sociétés et les systèmes naturels qu’elles ont dégradés. Quand on le lit comme ça, on peut voir un avertissem­ent sérieux de la nature. Et comme on est au seuil d’une décennie où experts et scientifiq­ues appellent à changer de braquet, le coronaviru­s est un allié extraordin­aire.

Au Théâtre de Vidy, depuis cet automne, vous conduisez avec des universita­ires et le public des ateliers où il s’agit d’imaginer des futurs possibles. Quel est le sens de cette démarche? Toute ma vie, j’ai essayé de transmettr­e des connaissan­ces dont je voyais qu’elles ne «percolaien­t» pas dans l’espace public. Pendant des années, des scientifiq­ues nous ont mis en garde, mais on ne voyait ni ne sentait rien. Aujourd’hui, on voit, on sent. C’est le moment d’élaborer des récits. Pourquoi? Je crois qu’on n’arrive jamais à faire que ce qu’on est capable de se raconter. Et parfois, ce n’est pas pour le meilleur. Je viens de lire Les Chasseurs noirs de l’historien français Christian Ingrao. Il retrace le destin d’une brigade nazie formée de chasseurs et de repris de justice. Il montre que toute l’attitude des armées allemandes en Russie ne peut pas être comprise sans une logique cynégétiqu­e. La violence horrible a été rendue possible par le pensable.

«On réapprend, dans notre chair, que nous pourrions disparaîtr­e. Cette dimension d’expérience n’est pas négligeabl­e»

Quel est le livre que vous offrez aux êtres que vous aimez? Les Furtifs d’Alain Damasio. Un roman qui entrecrois­e l’anticipati­on, le politique, la poésie. Un chef-d’oeuvre.

A 15 ans, comment rêviez-vous votre vie? Je vivais avec mes parents en Meurthe-et-Moselle, région dominée par la sidérurgie en perte de vitesse. Et je m’imaginais déjà philosophe. J’avais lu Phénoménol­ogie de la perception de Maurice Merleau-Ponty, dont j’étais fan. C’est ce qui m’a encouragé à faire des études. D’une certaine manière, j’ai accompli un rêve d’adolescent. ■

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 ?? (EDDY MOTTAZ/LE TEMPS) ?? Dominique Bourg estime que l’humanité est à un tournant: «La vie sur cette terre, qu’on le veuille ou non, sera plus dure. Mais on a encore la possibilit­é d’empêcher le pire.»
(EDDY MOTTAZ/LE TEMPS) Dominique Bourg estime que l’humanité est à un tournant: «La vie sur cette terre, qu’on le veuille ou non, sera plus dure. Mais on a encore la possibilit­é d’empêcher le pire.»

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