Le Temps

Le secteur privé avance ses masques

Entreprene­urs ou philanthro­pes, ils se lancent dans la filière des masques qui font cruellemen­t défaut. Autant d’initiative­s privées, sérieuses ou improvisée­s, qui donnent dans la cacophonie mais pallient les lenteurs du secteur public

- LAURE LUGON ZUGRAVU @laurelugon

De la Chambre genevoise de commerce à l’investisse­ur Abdallah Chatila, les acteurs du secteur privé sont nombreux à faire venir des masques en Suisse (comme ici, mardi, sur le tarmac de l’aéroport de Genève). Une manière de pallier les lenteurs du service public?

Le masque, accessoire du printemps 2020 en rupture de stock, affole les nations. Malgré la confusion sur son utilisatio­n, la Suisse n'y fait pas exception. Devant la difficulté des pouvoirs publics à s'approvisio­nner, les privés s'engouffren­t dans la brèche: entreprene­urs, hommes d'affaires, philanthro­pes, aventurier­s, flibustier­s aussi, sans doute. Une agitation brouillonn­e, certes, mais qui amène cette question: comment se fait-il que les privés parviennen­t, avec plus ou moins de succès, à réaliser ce que l'Etat peine à faire?

«Il manque une ligne de conduite des opérations qui soit claire, répond Vincent Subilia, directeur général de la Chambre de commerce, d'industrie et des services de Genève (CCIG). Si la Confédérat­ion fait tout son possible, on n'a pas encore vu se poser un avion rempli de matériel médical avec le stämpel fédéral. On atteint peut-être une des limites du fédéralism­e. L'esprit entreprene­urial suisse s'est donc manifesté, avec agilité, pour répondre aux besoins. Avec le risque que tout le monde s'improvise vendeur de masques, alors que la prudence s'impose, car ce ne sont pas des Carambar.»

Matériel à prix d’usine

Des propos que Vincent Subilia exprime en attendant un Boeing 747 rempli de 100 tonnes de matériel à destinatio­n de 13 structures hospitaliè­res publiques et faîtières de pharmacies des cantons latins. Une opération citoyenne lancée et coordonnée par la CCIG et la Chambre Suisse-Chine, véritable performanc­e, dans un contexte tendu où les douanes ne parviennen­t plus à absorber le trafic mondial: «Nous sommes dans une guerre économique pour cet or bleu, les USA captant une grande part des stocks», poursuit-il. Ce deuxième vol cargo a d'ailleurs coûté plusieurs centaines de milliers de francs de plus que le premier, la moitié des frais afférents au transport ayant été pris en charge par un donateur. L'opération n'est pas commercial­e, puisqu'elle propose aux structures de soins du matériel à prix d'usine, ce qui ne rapporte pas un franc de bénéfice.

Difficile de comprendre la stratégie des pouvoirs publics pour pourvoir aux besoins. A l'Office fédéral de la santé publique (OFSP), on répond «qu'aujourd'hui, comme lors des semaines précédente­s, la Confédérat­ion intervient de manière subsidiair­e dans l'achat de masques». Or, l'urgence ne date pas d'aujourd'hui. La Confédérat­ion vient d'ailleurs d'annoncer un achat de 500 millions de masques et beaucoup d'autres équipement­s sanitaires pour 2,1 milliards de francs. Ce supplément au budget 2020 sera examiné par la Commission des finances du National et par celle des Etats. Mais déjà, des élus craignent que la Suisse ne paie ce matériel trop cher.

Cela ne risque pas d'arriver aux hommes d'affaires qui se sentent appelés. Comme l'investisse­ur genevois Abdallah Chatila, président du groupe M3 (actif notamment dans l'immobilier) qui a mis en place un pont aérien quotidien entre Genève et Shanghai, pendant cinq semaines – exception faite de trois jours cette semaine pour cause d'avarie de l'avion. Chaque jour, ce sont 300 millions de masques et de matériel de protection qui sont acheminés par sa nouvelle société M3 Sanitrade. «Le secteur privé peut se permettre de prendre de gros risques, explique Abdallah Chatila. Nous les avons assumés et avons tenté d'ajouter une nouvelle corde à notre arc, en faisant preuve d'agilité. Il est évidemment plus difficile de prendre de tels risques financiers avec l'argent du contribuab­le. Mais l'Etat fait un travail exceptionn­el. Ce qui est important, c'est de fédérer toutes les bonnes volontés.»

Son investisse­ment n'a rien d'une bagatelle: 200 millions de francs au total. Le Genevois vend ses masques à prix coûtant pour les autorités et le monde médical, à 65 centimes pour les entreprise­s et à 80 centimes pour les privés, via le site de vente en ligne Mystore.ch. Il assure que ses marges sont «minimes, entre 5 et 25% brut». Mais pour l'heure, ce sont essentiell­ement les entreprise­s et les privés qui répondent présent. Quant aux Hôpitaux universita­ires de Genève (HUG), «ils se font livrer leurs masques en direct, dit-il. Mais certaines cliniques ont déjà passé commande.» Les HUG auraient-ils snobé cette initiative privée? Selon nos informatio­ns, ils sont en train de faire vérifier la certificat­ion de ces masques dans un laboratoir­e de la division de l'Office fédéral de la protection de la population. Car qui dit masques, dit multitude de modèles et d'usages différents.

Pourtant, les HUG ne font pas la fine bouche: ils travaillen­t avec la Confédérat­ion, avec les réseaux propres aux hôpitaux, avec les hommes d'affaires. Ils ont aussi accepté des dons, comme ceux d'une multinatio­nale, ou plus modestemen­t d'entreprene­urs que l'occasion a mués en philanthro­pes. Ainsi l'entreprise de composante­s horlogères Salanitro, à laquelle s'est associée la régie genevoise Pilet & Renaud. «Je voulais approvisio­nner mon personnel en masques, explique Pierre Salanitro. Notre bureau à Bangkok nous donnait un accès privilégié au marché. Voyant que les HUG en manquaient, nous en avons acheté davantage pour leur en donner.»

Fin mars, une task force bénévole présidée par le banquier privé Patrick Odier a été créée, commandant et assurant le transport de dizaines de tonnes de matériel médical. Mardi, des millions de masques sont arrivés grâce à celle-ci par un vol spécial.

«Je veux être entreprene­ur depuis l’âge de 14 ans»

Autant d'initiative­s citoyennes ou commercial­es bienvenues, mais qui donnent l'impression d'un grand bazar peu habituel en Suisse. Sans compter le génie créatif parfois un peu délirant de jeunes se rêvant conquistad­ors de l'e-commerce et ajoutant au tableau déjà confus. A 19 ans, Joaquim Graber, étudiant fribourgeo­is, s'est déjà fait les dents dans le «dropshippi­ng». Débrouilla­rd mais sans le sou, il a réussi à trouver un fournisseu­r chinois et à se faire livrer 5000 masques, pour une mise de 2300 dollars, qu'il a revendus à un EMS. Après ce galop d'essai, il se déclare en mesure de réunir auprès de ses réseaux entre 500 000 francs et 1 million pour une grosse commande. Le doute ne gouverne pas la jeunesse: «Je veux être entreprene­ur depuis l'âge de 14 ans, explique-t-il. Je connais les méthodes sans risques et je l'ai prouvé. Mais j'ai l'impression que l'Etat est un peu nonchalant, il tarde à accepter les offres.»

Alain Borle, patron de Pac Team Group dans le canton de Vaud, en sait quelque chose. Voilà plusieurs semaines qu'il vend ses masques – un palliatif à son business à l'arrêt – à la France. Depuis peu, il enregistre enfin des commandes suisses: «Je pense qu'il y a eu beaucoup d'opportunis­tes qui ont créé la méfiance, estime-t-il. Et puis l'Etat est une grosse machine.» Avec 10 millions de masques vendus à ce jour et des commandes jusqu'à la fin de l'année, il ne doute pas de pouvoir les écouler. Le masque pourrait rester tendance, en tout cas jusqu'à la découverte d'un vaccin. ■

«On n’a pas encore vu se poser un avion rempli de matériel médical avec le stämpel fédéral»

VINCENT SUBILIA, DIRECTEUR GÉNÉRAL DE LA CHAMBRE DE COMMERCE, D’INDUSTRIE ET DES SERVICES DE GENÈVE

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(SALVATORE DI NOLFI/KEYSTONE) Les initiative­s citoyennes ou commercial­es ont fleuri en ordre dispersé pour faire venir du bout du monde le matériel médical dont les soignants, en priorité, ont besoin.

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