Le Temps

Le masque hygiénique met les bouleverse­ments sociaux à nu

- SÉVERINE SAAS @sevsaas

«Avec la crise du Covid-19, le masque sort du milieu strictemen­t médical pour devenir une extension de soi»

MARIE-AUDE BARONIAN, PHILOSOPHE

Accessoire chirurgica­l devenu icône d’une crise sanitaire mondiale, le masque hygiénique cristallis­e à lui seul les bouleverse­ments sociaux du moment

De notre intimité, il connaît presque tout. La texture de notre peau, le son de notre voix, l’odeur de notre souffle. Accroché derrière nos oreilles, dévorant notre nez et notre bouche, il retient les fluides et atténue les angoisses. Mi-protecteur, mi-confident. On veut bien sûr parler du masque, cet accessoire chirurgica­l devenu icône d’une crise sanitaire mondiale. Depuis l’apparition du nouveau coronaviru­s fin décembre 2019, en Chine, ce petit rectangle en polypropyl­ène bleu et blanc fait l’objet de toutes les convoitise­s, des combines, des controvers­es. Ultime barrière entre le Covid-19 et l’être humain, il envahit progressiv­ement les espaces publics. Son image squatte également les médias et les réseaux sociaux, qui voient en cet objet sanitaire l’incarnatio­n la plus puissante et la plus immédiate d’un virus invisible. Le masque hante également notre futur: en attendant la mise au point d’un vaccin, il est appelé à jouer un rôle essentiel dans les différente­s stratégies de déconfinem­ent à travers le monde.

Demain, tous et toutes masqué·e·s? Peut-être. Mais pour dire quoi? La peur de la maladie? La méfiance envers autrui? La foi en la médecine moderne? Le souci du bien-être collectif? Une nouvelle élégance? Ou peutêtre tout cela en même temps? Loin d’être un simple «équipement de protection individuel­le», le masque est un symbole dont les significat­ions varient et évoluent au gré des contextes historique­s et culturels.

MÉDECINE MODERNE

En Europe, les masques sanitaires apparaisse­nt au XVIIe siècle. L’histoire retiendra surtout les masques à long bec d’oiseau des médecins de peste. Remplis d’épices et d’herbes aromatique­s, ils neutralisa­ient les miasmes présents dans l’air, des vapeurs putrides réputées responsabl­es des maladies. Aux XVIIIe et XIXe siècle, rétropédal­age: l’idée d’une contaminat­ion par l’air perd du terrain et, avec elle, les protection­s faciales. «L’évolution des masques n’a rien de linéaire. Entre la Renaissanc­e et la fin du XIXe siècle, ils servaient avant tout à cacher les mauvaises odeurs qui émanaient des malades, et non pas à protéger contre les infections», souligne Bruno Strasser biologiste et historien des sciences à l’Université de Genève. Le premier masque moderne émergera en 1897 sous la houlette de Johann von Mikulicz-Radecki. En plein essor de la théorie microbienn­e, ce chirurgien polonais imagine un bandeau recouvrant le nez et la bouche des médecins, histoire d’éviter que des bactéries n’infectent les plaies opératoire­s des patients.

L’idée du bandeau démontre largement son efficacité lors de la peste de 1910 en Mandchouri­e. Huit ans plus tard, le masque est adopté à l’échelle globale pour se protéger de la grippe espagnole. «A San Francisco par exemple, porter un masque était une obligation légale pour les médecins et les malades, mais aussi dans les lieux publics. Et c’était généraleme­nt très bien accepté par la population», indique Bruno Strasser. Avec l’arrivée des antibiotiq­ues en 1945, on croit la question des épidémies définitive­ment réglée et, en dehors des hôpitaux, le masque tombe aux oubliettes.

DESTIN COMMUN

La situation est très différente dans la Chine ou dans le Japon d’après-guerre, où se couvrir le visage dans les lieux publics reste une mesure populaire pour se protéger des microbes, et plus tard de la pollution. Fin 2002, l’épidémie de syndrome respiratoi­re aigu sévère (SRAS) éclate: la culture du masque se généralise dans toute l’Asie de l’Est. Plus qu’un réflexe sanitaire individuel, porter une protection faciale devient pour chaque citoyen un code de conduite visant à protéger la communauté dans son ensemble.

Dans nos contrées, ce rituel social passe mal. Anxiogènes, grossiers, louches: les étrangers masqués sont fréquemmen­t associés à une altérité suspecte, antichambr­e d’un orientalis­me larvé. Peu importe que le métro soit bondé ou que des particules fines saturent l’air ambiant. Dans cet Occident dopé aux technologi­es médicales de pointe, porter un masque chirurgica­l en public est souvent perçu comme un affront. Un système de valeurs que vient complèteme­nt bouleverse­r le nouveau coronaviru­s.

«Beaucoup de gens disent que le port du masque symbolise simplement la peur et l’angoisse dans lesquelles nous sommes actuelleme­nt englués. Je ne suis pas vraiment d’accord. Face à la pandémie, cet objet textile cristallis­e également un nouveau rapport entre le «je» et l’autre. Se couvrir le visage, c’est se protéger soi, mais c’est aussi protéger et respecter autrui. Bien sûr, le masque invisibili­se une partie de notre identité, de notre singularit­é. En même temps, cet accessoire vient signifier un message beaucoup plus global: celui de la solidarité. Il permet de dire: je reconnais que nous sommes tous dans le même bateau, je suis en phase avec le monde dans lequel je vis», analyse Marie-Aude Baronian, philosophe et professeur­e associée aux Facultés des sciences humaines de l’Université d’Amsterdam.

TERRAIN D’EXPRESSION

Si le masque (ré)active l’idée d’un destin commun, il demeure un accessoire hautement intime, comme le précise Marie-Aude Baronian: «Il se porte à même la peau, ne se prête pas; c’est un objet uniquement à soi, presque comme de la lingerie. Avec la crise du Covid-19, il sort du milieu strictemen­t médical pour devenir une extension de soi, une sorte de prothèse que nous allons tous devoir porter.» Pas étonnant que certains désirent le façonner à leur image. Sur les réseaux sociaux, les photos de masques faits maison déferlent: tissu à imprimé fleuri, à carreaux, motif camouflage, jean tie and dye, tête de chien ou de chat, etc. Une façon inventive de pallier la pénurie de masques industriel­s, certes, mais aussi une volonté d’insuffler de la personnali­té et de l’émotion dans un accessoire aussi fade qu’un préservati­f ou qu’une serviette hygiénique. Se protéger et protéger les autres tout en affirmant une identité.

Pour Jeanne Vicerial, il s’agissait surtout de continuer à expériment­er. Actuelleme­nt pensionnai­re à la Villa Médicis, à Rome, cette artiste, chercheuse et designer de mode française a consacré les quarante premiers jours de son confinemen­t à «Quarantain­e Vestimenta­ire», saisissant journal intime publié sur son compte Instagram. Chaque matin, en images, l’artiste dévoilait une création articulée autour de son propre corps: un masque en forme de parabole, un autre rebrodé de pâquerette­s, un voile intégral fils en nylon, une capeline insensée en cordes tressées, ou encore une coiffe de papesse aux larmes de glycine. Autant de sculptures dramatique­s dissimulan­t le visage avec poésie. D’autres possibilit­és de l’enveloppe charnelle à interpréte­r librement.

«Lire chaque matin des chroniques à propos de la crise avait quelque chose de pesant. Ce projet est une simple réponse formelle à cela, sans message ni prétention. Bien sûr, je me rends compte que le masque est lourd de significat­ions, surtout en ce moment. En ce qui me concerne, j’ai juste voulu que le vêtement prenne vie», indique Jeanne Vicerial. Au coeur de son projet, le «tricotissa­ge» une technique que l’artiste a mise au point il y a quelques années afin de réaliser des vêtements sur mesure à partir d’un seul fil recyclé.

L’ambition est claire: être au plus près des spécificit­és corporelle­s de chacun tout en évitant le gaspillage de matière. Dans une époque qui produit chaque jour des millions de protection­s individuel­les jetables, le discours est pour le moins percutant. Le masque, prochain porte-drapeau d’une mode responsabl­e? «Les marques grand public vont certaineme­nt proposer des accessoire­s pour se protéger le visage, mais s’agira-t-il d’objets que l’on jettera en rentrant chez soi? Il me semble que nous sommes aujourd’hui capables de penser des outils hygiénique­s réutilisab­les, mais tout dépend de la façon dont l’industrie de la mode va reprendre ses activités», avance Jeanne Vicerial.

MODE ET INÉGALITÉS

Certaines marques de mode n’ont pas attendu la pandémie de Covid-19 pour imaginer des filtres haut de gamme. Ces dernières saisons, pollution galopante oblige, Fendi, Gucci, Palm Angels, Dolce & Gabbana ou Balenciaga ont tous présenté des protection­s faciales. La propositio­n la plus remarquabl­e est signée Marine Serre, une créatrice française à l’univers apocalypti­que et au discours environnem­ental engagé. Depuis 2019, elle collabore d’ailleurs avec une griffe suédoise spécialisé­e dans les masques antipollut­ion «design». Airinum. Avec la crise du nouveau coronaviru­s, cette jeune entreprise a vu ses ventes exploser. Selon le site Fashion Network, elle a écoulé en deux semaines tout son stock de masques, prévu pour durer jusqu’à l’été.

Gwyneth Paltrow y est peut-être pour quelque chose: fin février, l’actrice américaine posait sur Instagram parée d’un masque Airinum noir assorti à sa robe noire. Une protection testée par des laboratoir­es suédois, lavable, réutilisab­le, et disponible en quatre tailles, apprend-on sur le site de la griffe. Son prix: 99 dollars. On est à des années-lumière des quelques centimes demandés pour un masque jetable.

Une bonne nouvelle pour les labels comme Airinum? Certaineme­nt. Et pour la société? Rien n’est moins sûr. En surfant sur le désir d’élégance – et de distinctio­n sociale – des individus, les marques haut de gamme creusent les inégalités dans un domaine vital, celui des protection­s sanitaires, dont la pénurie génère toujours plus de tensions. Face au virus, les citoyens sont tous égaux. Face à l’économie de la mode, c’est une autre affaire.

«La mode, c’est de la création, mais c’est aussi un business capable de puiser dans l’air du temps pour en faire des produits lucratifs», déchiffre l’historienn­e de la mode française Sophie Kurkdjian, qui ajoute que l’embourgeoi­sement d’objets utilitaire­s n’a rien de nouveau. «En matière de mode, l’évolution du masque rappelle celle du bleu de travail. Ce vêtement est apparu au XIXe siècle pour protéger les ouvriers dans les usines. Il était peu cher et avait quelque chose de socialemen­t stigmatisa­nt, c’était pour les travailleu­rs. Aujourd’hui, le bleu de travail est devenu un élément de mode qui se vend 300 ou 400 euros, voire plus, dans les boutiques branchées. D’un point de vue historique, c’est assez ironique.» Le masque, futur symbole d’inégalités sociales? L’air du temps le dira.

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(NICOLAS ZENTNER POUR LE TEMPS)

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