Le Temps

Wuhan, tombeau d’empire

- FRÉDÉRIC KOLLER JOURNALIST­E

C’est l’explosion accidentel­le d’une bombe à Wuchang, le 9 octobre 1911, qui va précipiter l’action des révolution­naires chinois. Dès le lendemain, le gouverneur général de la ville doit s’enfuir et c’est la Chine entière qui entre dans un cycle de contestati­on nationalis­te dont l’aboutissem­ent sera l’instaurati­on d’une république en 1912. Wuchang? C’est alors l’une des trois villes arrimées sur le cours moyen du Yang-Tsé qui formeront par la suite l’agglomérat­ion de Wuhan. La révolte de Wuhan, dans le monde chinois, est ainsi devenue synonyme de la fin d’un empire de 2000 ans.

Jusqu’à plus ample informé, c’est courant décembre 2019 qu’un nouveau coronaviru­s a émergé dans un marché d’animaux de cette même ville de Wuhan avant de se diffuser sur l’ensemble de la planète pour provoquer la première crise véritablem­ent globale de l’histoire humaine: en l’espace de trois mois, l’économie-monde était à l’arrêt, et plus une personne, sur les cinq continents, ne pouvait dire qu’elle n’était pas affectée par l’impact du virus.

Ce parallèle historique n’est pas fait pour suggérer la fin prochaine de la République populaire. Mais la malencontr­euse «rencontre» d’une chauve-souris et d’un pangolin qui serait à l’origine du virus, comme le suggère un scénario à confirmer, pourrait bien marquer la fin d’un autre cycle pour la Chine, celui d’une globalisat­ion dont elle fut la principale bénéficiai­re. Celui d’une période où le monde ne demandait qu’à s’engager avec la Chine dans l’espoir d’un mutuel bénéfice au nom de l’idéologie marchande. Durant ce dernier quart de siècle, la Chine était en effet parvenue non seulement à devenir la locomotive de l’économie mondiale, mais aussi, plus récemment, à promouvoir une nouvelle architectu­re du multilatér­alisme avec son programme de Routes de la soie. Pékin cachait de moins en moins son ambition d’imposer une autre gouvernanc­e mondiale – désocciden­talisée – correspond­ant mieux à la défense de ses intérêts.

Si le coronaviru­s ne va pas provoquer la fin de la globalisat­ion économique, il pourrait par contre mettre un frein brutal à ce programme chinois. Il y a deux raisons à cela. La première est économique. Au fur et à mesure que la pandémie gagnait du terrain, la dépendance à l’égard du marché chinois est apparue de plus en plus problémati­que, la question de l’approvisio­nnement en masques de protection en étant la caricature. Quand la Chine s’arrête de produire, toute la planète en souffre. Et ce sont des pans entiers de l’économie qui doivent se réorganise­r ou sont menacés de disparaîtr­e avec leurs fournisseu­rs. Il y a là un risque systémique et la leçon est claire: on va vers une relocalisa­tion de la production de certains biens stratégiqu­es, à commencer par ceux du secteur de la santé.

La seconde raison est politique. La concentrat­ion d’industries sur son territoire offre un levier trop important à Pékin pour avancer son agenda. Il est devenu presque impossible de dire non à Pékin. Le malaise n’est pas que national – quel pays fait encore le poids face à la Chine, hormis les Etats-Unis? – mais se vérifie dans l’ensemble du système multilatér­al, l’exemple le plus frappant étant celui de l’OMS dont le directeur est sous pression. Le monde va-t-il accepter de dépendre principale­ment d’un Etat qui promeut un modèle autoritair­e? Leçon à tirer: il faut réinvestir dans les organes internatio­naux pour faire contrepoid­s à la Chine. L’Europe en sera-t-elle capable?

Il ne s’agit pas de se couper de la Chine, mais d’aborder son marché de façon moins naïve. Il ne pourra plus être question que d’engagement avec Pékin. Il faudra aussi réfléchir à contrer son influence lorsqu’elle nous est contraire. Voilà le changement qui pourrait s’opérer. Si tel était le cas, la bombe du Covid-19, déclenchée par accident, aurait alors refermé une parenthèse heureuse pour l’empire rêvée par Xi Jinping. ■

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