Le Tour de Romandie, l’échappée belle
Pourquoi la Suisse, petit pays, a-t-elle deux grands Tours? Parce qu’elle a longtemps eu deux fédérations rivales et deux visions du cyclisme. Le Tour de Romandie est le reflet de cette difficile unification, rappelle l’historien Gil Mayencourt dans la chronique mensuelle de l’Université de Lausanne
Prévu du 28 avril au 3 mai 2020, le Tour de Romandie a été annulé et le tracé prévu devrait, selon toute vraisemblance, être maintenu en 2021. C’est une première depuis la création de l’épreuve en 1947. Cette rupture historique invite à s’interroger sur les origines d’un événement de facture internationale mais profondément suisse par ce qu’il raconte de l’institutionnalisation compliquée du cyclisme national, disputée depuis la fin du XIXe siècle par deux organisations opposées et polarisées sur le plan linguistique.
L’essence du Tour de Romandie, dont l’avènement est postérieur au Tour de Suisse et qui n’a pas son équivalent régional outre-Sarine, renvoie à un acte d’indépendance du cyclisme romand. Elle met aussi en lumière un clivage culturel originel dans l’appréhension du cyclisme en Suisse et amène à considérer le rôle prépondérant de la Romandie dans la professionnalisation de la pratique à l’échelle du pays.
La courte vie de la Fédération vélocipédique suisse (1892-1896)
Le Tour de Romandie connaît sa première édition en 1947 à l’occasion du jubilé des 50 ans de la très romande Union cycliste suisse (UCS). La Schweizerischer Radfahrer Bund (SRB), union concurrente qui régit le sport cycliste suisse alémanique, organise, quant à elle, le Tour de Suisse dès 1933. Ces entités, qui affichent toutes deux des ambitions nationales, coexistent sur une durée d’un siècle pour ne fusionner qu’en 1996. Pour comprendre ce particularisme durable, il faut revenir sur les raisons de l’échec de la première tentative de fédération cycliste nationale, lancée au début des années 1890.
Une Fédération vélocipédique suisse (FVS) est formée en 1892. Si elle organise les premiers championnats de Suisse sur piste et sur route, elle réunit surtout les trois unions régionales régissant alors les «vélo-clubs» locaux: la SRB (qui s’appelait encore la Schweizerischer Velocipedisten Bund, fondée en 1883), l’Union vélocipédique de la Suisse romande (1886) et l’Union vélocipédique genevoise (UVG, 1891). A l’époque, cette dernière est l’unique association cycliste cantonale, ce qui souligne le statut précurseur de Genève dans le développement du cyclisme helvétique. Genève voit la fondation de la première association du pays dédiée à la «vélocipédie» dès 1869 et la ville est ensuite la première à compter successivement deux vélodromes dans ses infrastructures (Varembé 1892-1896, La Jonction 1896-1917).
A la fin de l’année 1896, l’UVG fait sécession des rangs de la FVS, ce qui entraîne le retrait de la SRB et condamne définitivement la Fédération nationale qui part en liquidation. Ce retrait de l’UVG traduit un net refus de l’augmentation des cotisations des clubs voulue pour couvrir le déficit de la FVS. Ce dernier est dû aux prix en argent remis lors des courses, pratique en expansion dont les Suisses alémaniques accusent les Genevois d’être les uniques bénéficiaires.
A la fin du XIXe siècle, la mort de la FVS souligne une divergence idéologique entre acteurs romands pro-compétition et acteurs alémaniques portés principalement sur le tourisme vélocipédique et la pratique d’agrément. Le docteur Aimé Schwob, figure emblématique du développement des sports à Genève et en Suisse, s’exprime d’ailleurs en ces termes dans le journal Le Vélosport au début de l’année 1896, alors que la FVS est déjà soumise à de fortes tensions internes: «Les clubs de la Suisse allemande ne veulent pas payer à la Fédération plus qu’ils ne payent, sous le prétexte – justifié – que l’argent de la Fédération va presque entièrement aux courses où les Suisses français sont de beaucoup plus forts.» De même, le journal
La Pédale, qui n’est autre que l’organe officiel de l’UVG, grossit le trait début 1897: «Nous n’avons pas la même façon d’envisager, de comprendre le sport, dans la Suisse allemande et dans la Suisse romande. Pour les uns, le sport est un prétexte à se divertir, à fraterniser; pour les autres, la seule et vraie manifestation du sport est la course.»
Les Alémaniques pratiquant le cyclisme dans une optique de cohésion et d’apparat typique des sections de gymnastique et de leurs traditionnels rassemblements de masse: une vue d’esprit des Romands? Pas seulement, puisque la SRB organise dès la fin du XIXe siècle des Journées fédérales de cyclisme sur le modèle assumé des Fêtes fédérales de gymnastique et de leur patriotisme ambiant. En 1896, lors de son discours introductif des Journées fédérales d’Aarau, M. Gloor, président zurichois de la SRB, rappelle d’ailleurs que le cycliste est – plus que quiconque – sensible «aux divins plaisirs qu’offre à l’oeil la glorieuse patrie». En pédalant à travers vallées et champs, celui-ci serait en effet le mieux placé pour apprécier les vertus de la «liebe Schweizerland [sic]».
La professionnalisation et l’internationalisation du cyclisme
La problématique du prize money met en lumière la professionnalisation précoce du cyclisme, dont les implications pécuniaires font voler en éclats la FVS. Alors que les cendres de cette dernière sont encore chaudes, l’Union cycliste suisse (UCS) voit le jour à Genève en 1897 dans le but de prendre en charge le sport professionnel uniquement. L’UCS, qui est l’organisatrice du premier Tour de Romandie en 1947, réunit lors de son assemblée constitutive quelques grands noms du cyclisme genevois – et donc du cyclisme de compétition helvétique de l’époque – à l’image de Théo Champion, champion suisse de vitesse en 1893 et premier président du Syndicat des coureurs suisses créé en 1898. La naissance de ce syndicat souligne encore une fois l’établissement du professionnalisme dans le cyclisme suisse à la fin du XIXe siècle.
Parce qu’elle fait reconnaître ses chronométreurs par la France et adopte une distinction claire entre amateurs et professionnels, l’UCS est reconnue en 1897 par l’International Cyclist’s Association (fondée en 1892) alors qu’elle n’a même pas une année d’existence. La SRB, de loin la plus grande et la plus vieille organisation cycliste de Suisse en 1897, voit à son grand désarroi sa candidature internationale écartée à cause de l’article n°3 de son règlement, qui ne reconnaît dans ses courses «ni professionnels ni amateurs, […] tous les participants sont désignés par le terme coureurs». De plus, la SRB est peu réceptive à la sportivisation du cyclisme qu’implique l’affirmation du professionnalisme au tournant du siècle. Pour exemple, elle ne peut pas faire reconnaître ses records à l’international faute de disposer de chronométreurs homologués. De plus, ses coureurs, à l’inverse des Romands, ne se spécialisent pas dans les domaines précis que sont les épreuves de vitesse et les courses de fond.
Le serpent à deux têtes que représentent la SRB et l’UCS au sommet de la gouvernance du cyclisme suisse illustre bien toute la complexité d’une pratique hybride, rapidement portée sur la compétition mais dont certains aspects sont investis par la tradition. Des signes d’apaisement puis d’unification entre la SRB et l’UCS balisent le XXe siècle (championnats de Suisse respectifs alternés depuis 1900, reconnaissance internationale de la SRB en 1912 au sein du Comité national suisse du cyclisme), jusqu’à la fusion des deux entités sous la dénomination Fédération cycliste suisse en 1996 (aujourd’hui Swiss Cycling). Malgré l’armistice, le Tour de Romandie n’est jamais passé aux mains de Swiss Cycling. Il demeure la propriété de diverses fondations et organismes privés depuis 1996, en conformité avec le modèle économique dominant du cyclisme contemporain.
L’essence du Tour de Romandie, qui n’a pas son équivalent régional outre-Sarine, renvoie à un acte d’indépendance du cyclisme romand
A la fin du XIXe siècle, la mort de la Fédération vélocipédique suisse souligne une divergence idéologique entre acteurs romands procompétition et acteurs alémaniques portés principalement sur le tourisme vélocipédique