Le Temps

En Amérique latine, une hécatombe annoncée

Le sous-continent américain est déjà durement frappé, à l’image du géant brésilien. Mais certaines initiative­s ont permis de limiter les effets du coronaviru­s

- LUIS LEMA @luislema

Le pire côtoie le meilleur. Il y a, au rayon des petits miracles, la ville colombienn­e de Medellin où le jeune maire, Daniel Quintero (né en 1980), a mis en place le système «Medellin prend soin de moi», qui a réussi à «aplatir» la courbe des infections de manière saisissant­e. Mais il y a aussi le pire, comme en témoignent ces rangées de tombes creusées à Manaus, au Brésil, ou ces photos de membres de gangs collés les uns aux autres dans les prisons du Salvador. L’Amérique du Sud attend encore d’être frappée de plein fouet par la pandémie de Covid-19. Mais déjà, elle laisse entrevoir la profondeur des failles qui la traversent.

L’étau se resserre. Dans le sillage des Etats-Unis, l’Amérique latine voit le nombre de cas d’infections se multiplier. Plus de 250000 répertorié­s pour plus de 14000 morts mercredi matin. Au Brésil, en Equateur, au Pérou, au Chili ou au Mexique, le nombre de cas officielle­ment recensés double à présent tous les trois ou quatre jours, ce qui fait dire à Jarbas Barbosa, le sous-directeur de l’Organisati­on panamérica­ine de la santé (OPS), que la région se trouve maintenant «au même point que l’Europe il y a six semaines».

A une différence près: alors que les premiers cas de Covid-19 sont apparus fin février, le sous-continent manque cruellemen­t de ressources pour garder encore en place les mesures de distanciat­ion sociale. Un déconfinem­ent «sauvage» est déjà à l’oeuvre, lorsqu’il n’est pas encouragé par des pouvoirs aux abois. «Fondez vos politiques sur les faits et sur les données», leur a enjoint Jarbas Barbosa mardi. En ajoutant: «N’avancez qu’avec prudence pour éviter une énorme flambée.»

L’Amérique latine est une «mosaïque», disent très justement les responsabl­es de l’OPS. Mais prise comme un tout, la région est celle qui a connu le taux de croissance le plus bas cette dernière décennie. Pratiqueme­nt une personne sur deux travaille (ou plutôt travaillai­t, avant la pandémie) dans le secteur informel, manquant par conséquent de toute aide sociale et de ressources pour accéder aux soins de santé. «Cette crise met en lumière la fragilité de nos filets de sécurité, disait lors d’une téléconfér­ence l’ancien ministre des Finances péruvien Luis Miguel Castilla Rubio. Au Pérou, nous manquons des outils nécessaire­s pour atteindre les population­s vulnérable­s.»

S’ajoutent les dégâts de la vague populiste qui a submergé une partie des Amériques. Au Brésil, qui a dépassé officielle­ment les 116000 cas et frôle les 8000 morts, les estimation­s les plus sérieuses conseillen­t de multiplier ces chiffres par 12. L’Etat de São Paulo est le plus touché mais c’est de Manaus (Amazonas) que viennent les scènes les plus terribles, alors que le nombre d’enterremen­ts a triplé par rapport aux chiffres habituels. Augusto Filho, pharmacien, en pleure au téléphone: «La mairie avait installé une fontaine près de la cathédrale pour que les gens puissent se laver les mains, dit-il. Mais quelqu’un a volé les robinets. Nous sommes vraiment au fond du trou!»

Pourtant, le président brésilien d’extrême droite, Jair Bolsonaro, continue de faire monter la colère en minimisant la portée de la maladie, quitte à s’opposer à l’avis des gouverneur­s et d’une partie de son propre gouverneme­nt. «Bolsonaro n’en a plus pour longtemps. Il ne peut plus cacher son incompéten­ce», veut croire le pharmacien.

Même déni de réalité au Mexique (26000 cas confirmés et 2500 morts), où le président, Andres Manuel Lopez Obrador, avait commencé par conseiller aux Mexicains de se tenir «bien serrés les uns contre les autres» et de recourir aux amulettes pour faire face à la maladie. Son gouverneme­nt avait prédit le pic de l’épidémie pour ce mercredi. Puis, devant le nombre inégalé de morts, il l’a retardé de deux jours, en comparant la situation actuelle du pays à celle de… la Suisse.

«Certains pays de la région, comme l’Argentine, le Pérou, la Colombie ou le Chili ont pris des mesures très importante­s, constate la politiste Ana Diaz, à l’Université autonome de Mexico. Mais la région porte de tels boulets qu’il est impossible de se fier aux chiffres officiels. Et même s’ils étaient vrais, cette crise ne fera qu’ajouter ses effets aux précédente­s et rend toute prédiction impossible.»

Une nouvelle génération

Sans doute. Mais l’épidémie aura aussi été l’occasion de voir surgir une série de jeunes figures politiques qui commencent déjà à bousculer leurs aînés. Comme Daniel Quintero qui, dès les premières heures, a fait établir une base de données de 2,2 millions de personnes, ce qui permet à la mairie de Medellin de disposer d’un outil performant pour contenir la propagatio­n du virus. Résultat: le nombre de morts se compterait sur les doigts d’une main dans cette ville de 3 millions d’habitants.

Ou encore, de la même génération, la ministre péruvienne de l’Economie, Maria Antonieta Alva, qui n’a pas hésité à faire sortir son pays des clous de l’austérité et à débloquer un fonds de 26 milliards de dollars (12% du PIB) pour limiter les conséquenc­es de l’épidémie. La jeune ministre de 34 ans est devenue une héroïne nationale dans un pays qui dénombrait mercredi 1444 morts liées au virus.

Enfin, le président du Salvador, Nayib Bukele (38 ans), est lui aussi porté en triomphe par la population. Verrouilla­nt les frontières début mars, interdisan­t pratiqueme­nt tout déplacemen­t, il a réussi à limiter drastiquem­ent les ravages de la maladie faisant du Honduras une exception à l’échelle du continent (633 personnes infectées et 14 morts). Au prix, il est vrai, de mesures policières vivement contestées par les défenseurs des droits de l’homme, puisqu’elles passent par le droit pour les policiers de tuer sans sommation les membres des gangs qui font la loi dans le pays. Ou par l’exhibition des détenus entassés dans les prisons.

Au Mexique, le président avait commencé par conseiller aux Mexicains de se tenir «bien serrés les uns contre les autres»

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(AP) PANDÉMIE Dans la cour d’une prison au Salvador. Du Brésil au Mexique, le Covid-19 se propage à une vitesse galopante en Amérique latine, où le seuil des 15 000 morts a été franchi.
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(MIGUEL SCHINCARIO­L/GETTY IMAGES) Une vue aérienne du cimetière de Vila Formosa, à São Paulo. Le Brésil a dépassé officielle­ment les 116 000 cas et frôle les 8000 morts. Les estimation­s les plus sérieuses conseillen­t de multiplier ces chiffres par 12.

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