Le Temps

«La situation est exceptionn­elle»

- PROPOS RECUEILLIS PAR SYLVIA REVELLO @sylviareve­llo

Alors que les recours à l’aide sociale ont plus que doublé à Genève, le directeur de l’Hospice général confie son inquiétude sur les effets à long terme de la pandémie

Le week-end dernier à Genève, des milliers de personnes ont fait la queue durant plusieurs heures pour obtenir un colis de nourriture, provoquant l’émoi du monde politique. Directeur de l’Hospice général, Christophe Girod observe cette précarité au quotidien. Depuis le début du semi-confinemen­t, les recours à l’aide sociale ont plus que doublé à Genève. Travailleu­rs licenciés, indépendan­ts fragilisés ou encore employés de maison sans contrat, ils vivaient jusqu’ici sur le fil du rasoir. La crise les a fait basculer. Alors que l’économie n’est pas près de repartir, Christophe Girod craint les effets à long terme de la pandémie.

Depuis le début du semi-confinemen­t, l’Hospice général est en surchauffe. Etiez-vous préparés? L’Hospice général a enregistré 1700 nouvelles demandes en six semaines. En temps normal, nous en traitons 400 par mois. Concernant les nouvelles demandes, 900 dossiers ont été ouverts et il en reste une centaine à étudier. Un tel afflux représente un défi sur le plan logistique, il a fallu tout réorganise­r, mais les collaborat­eurs ont répondu présent. Les permanence­s ont été maintenues, et le reste des prestation­s s’effectuait en télétravai­l. Tout ceci dans un contexte d’urgence sanitaire et sociale tendu.

Quel est le profil des personnes qui s’adressent à vous? Il y a les profils habituels de personnes qui n’ont pas droit au chômage, parce qu’elles cumulent les petits jobs sans cotiser du tout ou pas suffisamme­nt aux assurances sociales. La grande majorité de ces personnes provient du secteur de la restaurati­on, de l’hôtellerie ou de l’économie domestique. La grande nouveauté, avec la crise, c’est l’apparition en masse des indépendan­ts: plus de 200 nouvelles demandes par mois, contre cinq à dix en temps normal. Quelque 45% des demandeurs sont des chauffeurs de taxi, 7% proviennen­t du domaine de l’esthétique, 5% de la prostituti­on et 4% du bâtiment. Depuis la décision du Conseil fédéral d’élargir les APG aux indépendan­ts, la tendance est à la baisse, mais cela ne veut pas dire que ces personnes ne reviendron­t pas chez nous tôt ou tard, parce que les APG ne leur suffiront pas pour vivre.

Ouvrir 900 nouveaux dossiers, qu’est-ce que cela signifie sur le plan financier? La situation est, en tout point, exceptionn­elle. Selon nos projection­s, l’Hospice général aura besoin de 25 millions de francs supplément­aires pour financer les prestation­s d’aide sociale. Ces dernières étant garanties par la Constituti­on genevoise, nous déposerons, avant la fin de l’année, une demande de crédit complément­aire auprès du Grand Conseil, qui devrait être acceptée sans problème.

Parmi les personnes qui ont fait la queue pour des denrées alimentair­es de base, beaucoup sont des sans-papiers et échappent à vos radars. Comment les aider? C’est l’un des grands défis de la crise. Même s’ils sont dans une grande détresse, les travailleu­rs illégaux ont très peur de s’adresser aux institutio­ns étatiques par crainte d’être expulsés. Sans papiers, sans contrat, sans bail, ils sont prisonnier­s d’un système qui les exploite. Pour preuve, seulement 70 sans-papiers ont fait une démarche chez nous alors qu’ils sont estimés à plusieurs milliers à Genève. Face à l’urgence, nous sommes actuelleme­nt en discussion avec l’Etat et le milieu associatif afin de trouver une solution commune. L’enjeu est de débloquer des moyens financiers pour leur permettre d’encaisser le choc à court terme. Naturellem­ent, il ne s’agit que d’un pis-aller, un sparadrap qui tente de réparer les dégâts d’une économie parallèle.

Beaucoup semblent découvrir qu’il existe une précarité à Genève. Pourquoi est-ce encore un tabou? Il y a plutôt une volonté de ne pas voir, d’ignorer cette réalité. Les chiffres, eux, parlent. Genève a un des plus hauts taux d’aide sociale de Suisse et seulement 20% des demandeurs proviennen­t du chômage. La grande majorité d’entre eux n’y a pas droit, c’est dire si leur situation est critique. Au-delà de l’image de place financière, de ville internatio­nale, de capitale du luxe, il existe une autre Genève, qui se démène pour joindre les deux bouts, qui vivote, à la merci du moindre imprévu (licencieme­nt, maladie ou encore divorce).

«Il y a une volonté de ne pas voir, d’ignorer cette réalité»

Les conséquenc­es économique­s de la crise s’annoncent dévastatri­ces, quel sera l’impact sur les plus précaires? Réintégrer des bénéficiai­res de l’aide sociale sur le marché du travail est déjà très compliqué. Cela le sera encore plus dans un contexte de marasme économique. Je crains les répercussi­ons à moyen et à long terme sur les travailleu­rs les plus fragiles. Combien d’emplois souspayés vont disparaîtr­e? Combien de personnes vont se retrouver, sans perspectiv­es, en fin de droits de chômage? La crise que nous vivons implique de repenser en profondeur le modèle de l’aide sociale et le sens du mot solidarité.

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(HOSPICE GÉNÉRAL) Christophe Girod: «Il existe une Genève qui se démène pour joindre les deux bouts.»

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