Le Temps

A Singapour, le traçage par app tourne à la surveillan­ce de masse

- ANOUCH SEYDTAGHIA @Anouch

Premier pays à avoir lancé le pistage du coronaviru­s par smartphone de manière volontaire, Singapour lance un nouveau service liberticid­e, baptisé SafeEntry. La Suisse peut en tirer des leçons

Ce vendredi 8 mai sera une date importante dans la lutte contre le coronaviru­s en Suisse. Le Conseil fédéral devra débattre de l’applicatio­n pour tracer les personnes porteuses de la maladie et présenter son plan d’action. Le programme, développé notamment par l’EPFL, pourrait être testé sur un nombre restreint de personnes dès la semaine prochaine, avant un possible lancement pour le grand public fin mai. D’ici là, il vaut la peine de s’intéresser à Singapour. Un temps loué pour sa rapidité à lancer une applicatio­n similaire, ce pays d’Asie a subitement mis en place un système de surveillan­ce à large échelle.

En lançant le 20 mars son applicatio­n, Singapour est l’un des premiers, si ce n’est le premier Etat – Chine mise à part – à lancer un programme de traçage du virus. Le programme TraceToget­her, développé par l’Etat, est proposé de manière volontaire et anonyme. Il se base sur la technologi­e Bluetooth pour détecter si deux individus sont restés à proximité l’un de l’autre durant plus de quinze minutes. Singapour a lancé TraceToget­her après avoir fermé partiellem­ent ses frontières et imposé des mesures de quarantain­e aux voyageurs.

Attaque contre la Suisse

Le 15 mars, avant le lancement de son applicatio­n, Lawrence Wong, ministre du Développem­ent national, s’en est pris à la Suisse et au Royaume-Uni, où les infections sont en hausse: «C’est comme si ces pays avaient abandonné toute mesure pour contenir ou limiter la propagatio­n du virus.» Singapour n’enregistre alors qu’une vingtaine de nouvelles infections par jour.

La suite sera beaucoup plus compliquée. De nombreux experts pensaient que les Singapouri­ens, réputés pour leur discipline, leur acceptatio­n des règles et leur utilisatio­n des technologi­es, allaient utiliser en masse TraceToget­her. Il n’en est rien: plus d’un million de personnes la télécharge­nt, soit environ 20% des 5,6 millions habitants de la cité-Etat. On est loin des 60% espérés, un taux jugé par de nombreux scientifiq­ues comme nécessaire pour endiguer la propagatio­n du virus.

Un autre problème survient: l’explosion du nombre de contaminat­ions. Dès le 6 avril, Singapour décrète un semi-confinemen­t. Mi-avril, plusieurs centaines de nouveaux cas sont enregistré­s chaque jour, avec un pic à plus de 1400 unités le 20 avril. Plusieurs raisons sont avancées. D’abord, les conditions de vie difficiles de centaines de milliers de travailleu­rs immigrés: ils habitent dans une telle promiscuit­é que l’applicatio­n se révèle inutile pour tenter de juguler la pandémie. Singapour découvre aussi que de nombreuses personnes âgées n’ont pas de smartphone ou ne savent pas télécharge­r une applicatio­n.

«Si vous me demandez si un système de traçage des contacts via Bluetooth […] est prêt à remplacer la recherche manuelle des contacts, je vous répondrai sans réserve que non» JASON BAY, DIRECTEUR DES SERVICES NUMÉRIQUES GOUVERNEME­NTAUX DE SINGAPOUR

La foi absolue dans la technologi­e s’ébranle. Le 11 avril, Jason Bay, directeur des services numériques gouverneme­ntaux de Singapour, écrivait ceci: «Si vous me demandez si un système de traçage des contacts via Bluetooth […] est prêt à remplacer la recherche manuelle des contacts, je vous répondrai sans réserve que non.» Il faut donc en parallèle interroger une à une les personnes malades pour retracer leurs parcours et identifier celles et ceux qu’elles auraient pu infecter.

Mais le 21 avril, le premier ministre, Lee Hsien Loong, insiste: «Nous devons utiliser pleinement la technologi­e pour retracer le parcours des personnes infectées par le virus.» Fini la base volontaire. La cité-Etat annonce une mesure drastique: l’obligation de s’enregistre­r lorsque l’on pénètre dans un bâtiment public, via le système SafeEntry. Depuis le 23 avril, les Singapouri­ens doivent scanner, avec leur smartphone, un code QR lorsqu’ils entrent et qu’ils sortent d’un tel bâtiment. Cette obligation sera étendue aux centres commerciau­x et aux entreprise­s dès le 12 mai. Et le gouverneme­nt veut aussi que les gares et les parcs soient équipés de tels lecteurs de codes QR.

Ainsi, le système central obtiendra les coordonnée­s complètes – du nom au numéro de téléphone – des Singapouri­ens qui fréquenten­t ces lieux. SafeEntry diffère ainsi de TraceToget­her sur deux points majeurs: d’abord, son caractère obligatoir­e, comme on vient de le voir – même si un haut responsabl­e de la Santé vient de demander que TraceToget­her devienne obligatoir­e. Ensuite, la qualité des données récoltées diffère: la première applicatio­n lancée fonctionne de manière anonyme. SafeEntry ne semble pas avoir suscité, pour l’heure, de critiques.

Système décentrali­sé

Alors que la Suisse s’apprête à lancer son applicatio­n, l’exemple singapouri­en peut ainsi être éclairant. Même si la situation n’est pas totalement la même. La Suisse va utiliser un système le plus décentrali­sé possible (DP3T). Ce système sera élaboré sur la base d’une plateforme développée par Google et Apple. Et il ne sera jamais question – le Conseil fédéral l’a répété mardi – de rendre cette applicatio­n obligatoir­e. Une applicatio­n qui ne remplacera jamais un traçage manuel des malades, effectué par des médecins dans chaque canton pour retracer le parcours des personnes positives. Une position partagée par l’OMS qui a indiqué mercredi que ces applicatio­ns «ne remplacero­nt pas» le travail d’investigat­ions menées par des humains. L’organisati­on a estimé qu’elles ne feront «qu’aider» face à la pandémie.

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(ROSLAN RAHMAN/AFP) Singapour lance désormais une applicatio­n obligatoir­e pour fréquenter des lieux publics, mais bientôt aussi pour se rendre dans des centres commerciau­x.

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