Le Temps

Ben Ferencz, procureur à Nuremberg: «Juger quelques nazis n’était pas suffisant»

Ben Ferencz, dernier procureur des procès de Nuremberg encore en vie, a consacré son existence à la justice internatio­nale. En ce 75e anniversai­re de la fin de la Seconde Guerre mondiale, il s’inquiète des dérives des Etats-Unis, son pays d’adoption

- PROPOS RECUEILLIS PAR COLIN VAN HEEZIK, DELRAY BEACH

Delray Beach, Floride. Le bungalow rose est situé dans un vaste parc où l’herbe est un peu trop verte et où les maisons de vacances ressemblen­t à des gâteaux fondant au soleil. Devant la porte, une Buick Century porte une inscriptio­n sur sa plaque minéralogi­que: «Law, not war» (la loi, pas la guerre). Le slogan hippie n’était-il pas «Make love, not war»? Oui, mais il s’agit de la voiture de Ben Ferencz, aujourd’hui âgé de 100 ans. Lorsqu’il en avait 27, il a été nommé procureur en chef de l’un des procès de Nuremberg contre les nazis, un procureur excentriqu­e, moins intéressé par la poursuite des nazis que par la question de la prévention de tels crimes à l’avenir. Il rêvait d’une Cour pénale internatio­nale. Il y a consacré des livres, a milité pour sa création. Elle est devenue réalité.

Il y a peut-être une explicatio­n à votre vitalité: vous avez une raison de vivre très claire… Oui, j’ai peut-être une vocation. Et elle trouve son origine dans la Seconde Guerre mondiale. J’ai combattu dans la Troisième Armée du général Patton avant d’être promu enquêteur de crimes de guerre à la fin des hostilités. Cela impliquait de visiter différents camps de concentrat­ion. Flossenbür­g, Ebensee, Mauthausen. Mon premier camp était Buchenwald. Il y avait des corps partout. Vous pouviez à peine distinguer si les gens étaient encore en vie. Ceux qui l’étaient encore à peine n’arrivaient à appeler à l’aide qu’avec leurs yeux. C’était comme un aperçu de l’enfer, et ce que j’ai vu a certaineme­nt eu un effet traumatisa­nt pour moi. Cela a conditionn­é toute ma pensée. J’ai passé le reste de ma vie à essayer d’empêcher de telles choses de se reproduire. C’est plus important, je crois, que de juger une poignée de tueurs.

Vous avez reçu la responsabi­lité d'une procédure concernant les Einsatzgru­ppen, les escadrons de la mort paramilita­ires actifs sur le front de l'Est. Pourquoi un procureur en chef de 27 ans a-t-il été chargé d'un tel cas? Les Einsatzgru­ppen avaient pour tâche d’éliminer chaque juif – homme, femme ou enfant – qu’ils pouvaient trouver. Ils devaient faire de même avec les gitans et les autres ennemis supposés du Reich. Ils l’ont donc fait. Ils faisaient chaque jour un rapport qu’ils envoyaient à Berlin. En tant que jeune recherchis­te au tribunal de Nuremberg, je suis tombé sur ces rapports. J’ai pris ma calculatri­ce: 30000 meurtres ici, 46000 meurtres là… Je les ai tous additionné­s. Lorsque je suis arrivé à 1 million, je me suis dit: ça suffit. Jusqu’alors, il n’y avait pas de cas distinct pour les Einsatzgru­ppen. Mais avec mes preuves, je suis allé voir Telford Taylor, le procureur général nommé par le président Truman, et lui ai dit: «Nous devons ouvrir une procédure additionne­lle.» Taylor m’a dit: «OK, tu peux le faire.» C’était mon premier cas. Je n’avais jamais mis les pieds dans une salle de tribunal!

Les meurtres commis par les Einsatzgru­ppen étaient particuliè­rement cruels. Oui, certains frappaient la tête des bébés contre un arbre. Pour économiser les munitions. Le général Ohlendorf, l’un des chefs des Einsatzgru­ppen, disait: «Si vous voyez une mère avec un bébé, visez le bébé. Elle le serrera toujours contre sa poitrine, et ainsi vous tuez deux Juifs d’un coup. Et vous économisez vos munitions.» Ils les balançaien­t aussi dans des fosses et les recouvraie­nt de terre. Leur travail était simplement d’exterminer tous les Juifs qu’ils voyaient, comme des cafards. En tout, il y avait 3000 membres des Einsatzgru­ppen, et j’en ai sélectionn­é 22 sur la base de leur rang et de leur formation. On ne pouvait pas en avoir plus de 22, pour la raison ridicule qu’il n’y avait que ce nombre de places sur le banc des accusés. Qu'est-il arrivé aux autres? Rien. Ils s’en sont sortis. C’est pour cela que j’ai bientôt réalisé que juger quelques nazis n’était pas suffisant.

Pouvez-vous imaginer que quelqu'un ait été séduit par Hitler ou, aujourd'hui, le soit par une idéologie d'extrême droite ou liée au groupe Etat islamique? Oui, je peux très bien me l’imaginer. Je n’ai jamais pensé que le nazisme est le seul exemple de ce genre de cruauté dans l’histoire. Et toute guerre connaît des atrocités dans les deux camps, je l’ai moimême vu en tant que soldat. Je me souviens d’une Allemande. Elle était impliquée dans le meurtre d’un pilote américain. Certaines choses sont compréhens­ibles, quoique injustifia­bles. Je comprends que vous puissiez être aveuglé par l’idéologie. La moitié des Allemands croyaient vraiment ce qu’Hitler disait. Que le peuple allemand ne pouvait s’épanouir parce qu’il avait été saboté par les Juifs. Il prononçait un discours puissant et ils applaudiss­aient, les gens disaient: «Sieg Heil! Deutschlan­d über alles!» Ça vous rappelle quelque chose? «Make America Great Again»!

Dans le documentai­re «Prosecutin­g Evil», vous dites: «La guerre transforme des gens décents en tueurs de masse.» Oui, et l’unique solution est d’arrêter de faire la guerre. La guerre n’est pas un fait abstrait. Les gens commencent les guerres. Et les crimes sont commis par des individus que nous devons tenir pour responsabl­es de leurs actes.

Comment pouvons-nous sauver le monde? Je peux vous donner une réponse en trois tomes ou en trois mots. La réponse en trois mots – les gens adorent les slogans – c’est «Law, not war». Cela signifie que les Etats vont devant un tribunal en cas de différend, comme le ferait tout un chacun. J’ai toujours promu l’idée d’une Cour pénale internatio­nale, et elle existe depuis 2002, mais les Etats-Unis ne la reconnaiss­ent pas. John Bolton [ancien conseiller à la Sécurité nationale de Donald Trump, ndlr] l’appelle même la «cour illégale» et affirme que les Etats-Unis ne devraient jamais en reconnaîtr­e la compétence.

Dans un essai paru en avril 2019 dans le magazine néerlandai­s «Nexus», vous avez comparé le président Trump au général Ohlendorf, l'un des 22 nazis que vous avez poursuivis à Nuremberg. Pourquoi? Lorsque

Trump a fait son premier discours à l’ONU, il a dit à la Corée du Nord: «Si vous nous menacez, nous vous détruirons totalement.» J’ai pensé: «Etes-vous devenu fou? Comment détruisez-vous tout un pays et son peuple? C’est ce que les Allemands ont fait aux Juifs. Lancez-vous une bombe atomique? De quoi parlez-vous? J’ai pensé à Ohlendorf, que nous avons fait condamner à Nuremberg. Nous l’avons pendu pour ce que Trump a menacé de faire à la Corée du Nord. J’ai vu Trump et j’ai pensé: «Tu es Ohlendorf!» L'avez-vous dit à Trump? Non, je ne l’ai jamais rencontré. Mais il le sait peut-être. Il peut aller en enfer, en ce qui me concerne.

Beaucoup de gens penseront que vous allez trop loin en comparant Trump aux nazis. Oui, cela va trop loin si vous le dites comme cela. Les nazis ont tué des millions de personnes, Trump non. Mais il menace de le faire. Il menace de génocide: «Nous vous détruirons totalement.» Je ne dis pas qu’il est un Hitler, mais il suit le même raisonneme­nt que j’ai entendu de la part de nazis tels qu’Ohlendorf à Nuremberg. La pensée de Trump est la pensée d’Hitler dans le sens de la pensée «tuez-les tous». Sa politique est inhumaine et une honte pour les Etats-Unis. Je suis venu en Amérique dans les années 1920 avec mes parents comme émigré juif d’Autriche-Hongrie. Trump veut fermer les frontières, construire un mur! J’ai vu la ligne Maginot, le mur de Berlin. Construire des murs n’a aucun sens, c’est stupide. Regardez comme Trump menace les Mexicains qui tentent de venir ici. Il sépare les mères des bébés. C’est un crime contre l’humanité.

Dans «Prosecutin­g Evil», votre fils raconte que vous demandiez chaque soir au dîner: «Qu'as-tu fait aujourd'hui pour l'humanité?» C’est vrai! Ils inventaien­t à chaque fois quelque chose de nouveau. Ensuite, ils disaient: «J’ai aidé le professeur, ce matin!»

Vous avez signé dans le New York Times, en décembre 2000, un article appelant le président Clinton à signer le Statut de la Cour pénale internatio­nale. Et vous l'avez fait avec Robert McNamara, qui avait été responsabl­e de la guerre du Vietnam en tant que secrétaire à la Défense de Kennedy et de Johnson. McNamara aurait pu être l’un des premiers sur le banc des accusés. Il le savait pertinemme­nt. Mais il voulait le faire. Il était sincèremen­t repentant. McNamara savait déjà lorsqu’il était ministre qu’il était impossible de gagner la guerre du Vietnam et qu’il était vain d’envoyer plus de troupes. Il s’en sentait coupable et m’a approché pour rédiger cette contributi­on. Il n’y avait pas grand risque qu’il soit vraiment condamné. Cela n’allait pas aussi vite que cela. L’important, c’est que, s’il y avait eu une Cour pénale internatio­nale à l’époque, la guerre du Vietnam aurait probableme­nt duré moins longtemps. Si les dirigeants savent qu’ils peuvent être tenus pour responsabl­es de leurs actes devant un tribunal indépendan­t, ils seront plus réticents à envoyer des troupes et des bombes. C’est ce que McNamara avait compris. Et nous sommes parvenus à convaincre Clinton, même s’il a attendu jusqu’à la toute dernière minute. Le soir du Nouvel An 2000, il a envoyé quelqu’un pour signer en son nom le Statut de Rome de la Cour pénale internatio­nale dans le bâtiment pratiqueme­nt vide de l’ONU à New York. Cela a été son dernier acte en tant que président.

Cette signature vaut-elle quoi que ce soit? Premièreme­nt, le Statut n’a pas été ratifié. Qui plus est, cette signature a été révoquée par George W. Bush, qui travaillai­t aussi avec Bolton. Et Bolton a réussi à pousser le Congrès à adopter une loi surnommée Hague Invasion Act en 2002 qui permet au président des Etats-Unis d’envoyer des soldats pour libérer leurs camarades qui seraient retenus à La Haye. J’ai aussi participé à une manifestat­ion contre cela sur la plage de Schevening­en avec un drapeau américain à la main.

Les Etats-Unis disent parfois que la Cour pénale internatio­nale peut être manipulée et utilisée contre eux par leurs ennemis. C’est absurde. Vous pouvez toujours dire qu’un juge est biaisé. Si vous passez lorsque le feu est rouge, vous dites que le juge vous amende parce qu’il n’aime pas votre voiture. Ce sont simplement des excuses stupides pour échapper à l’Etat de droit. Bolton nie l’existence du droit internatio­nal, donne des conférence­s contre la Cour pénale internatio­nale devant des gens très influents à travers le pays. Et probableme­nt aussi dans le reste du monde. Il a le droit d’avoir son avis, mais ce n’est pas le mien. Je demande: «Est-ce cela, le monde que vous voulez? Que, parce que les Etats-Unis sont la puissance dominante, vous puissiez tuer quiconque se met en travers de votre chemin?» C’est ainsi que Bolton et Trump réfléchiss­ent.

Est-il juste que la Cour poursuive en ce moment surtout des dirigeants africains, mais pas américains? Bien sûr que non! La loi doit s’appliquer à chacun. Mais le principal, à mon avis, c’est que nous ayons enfin des tribunaux internatio­naux. Ils ne sont pas parfaits. Ils représente­nt le début d’un processus d’apprentiss­age lors duquel nous essayons de nous tourner vers la justice plutôt que de prendre les armes. Il est difficile de rassembler des preuves, ou même de pénétrer dans le pays où les crimes ont eu lieu. Peut-être le chef de l’Etat est-il lui-même impliqué dans les crimes et ne coopère-t-il pas. Vous avez besoin de beaucoup de gens et d’argent. Il y a des problèmes à la Cour pénale internatio­nale. C’est un prototype. Nous devons être patients.

«Est-ce cela, le monde que vous voulez? Que (...) vous puissiez tuer quiconque se met en travers de votre chemin?»

«Je pense parfois aux frères Wright. Ils avaient une bicyclette, y ont ajouté une aile et ont dit: «Nous pouvons faire voler ce vélo»

Quel sera le prochain obstacle pour la Cour pénale internatio­nale? Il faudrait introduire un bras armé afin de faire appliquer les lois et les jugements. Sans moyens d’applicatio­n, la loi est une farce. Mais cela est trop ambitieux pour l’instant. Dans l’immédiat, la Cour se bat pour son existence. Sous Obama, elle n’était pas contrecarr­ée, il y avait même de la coopératio­n. Bolton et Trump préférerai­ent la voir disparaîtr­e. C’est une triste époque. J’ai attendu longtemps cette Cour, depuis que j’ai 27 ans. Lorsqu’on m’a demandé de clore les plaidoirie­s lors du premier procès, j’avais 92 ans.

Cela a pris du temps. Oui. Parfois, je dis: «Je n’ai pas le temps de mourir.»

Votre rêve est toujours que les Etats ne se fassent pas la guerre pour régler leurs différends mais qu'ils se tournent vers un tribunal indépendan­t. Pensez-vous que ce jour viendra? C’est mon but! Peu après la guerre, j’ai parlé à quelques professeur­s qui disaient: «C’est une noble idée, mais vous ne l’atteindrez jamais. Ne perdez pas votre temps avec cela.» Et je disais: «Je sais à quel point c’est difficile, mais je vais essayer.» Je pense parfois aux frères Wright. Ils avaient une bicyclette, y ont ajouté une aile et ont dit: «Nous pouvons faire voler ce vélo.» Et les gens ont répondu: «Si Dieu avait voulu que les hommes volent, il leur aurait donné des ailes.» Ils ont traité les frères Wright de rêveurs, tout comme moi. Mais nous avons à présent des milliers d’avions dans le ciel et la plupart d’entre eux volent sans s’écraser. C’est pour cela que je dis à la jeune génération: «C’est votre tour, arrêtez de faire la guerre, faites de la guerre un objet du passé.» «Law, not war.» J’ai contribué à un progrès, mais la guerre existe encore. C’est pour cela que je travaille sans relâche, même à 100 ans.

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 ?? (ZUMA PRESS INC/ALAMY STOCK PHOTO) ?? Ben Ferencz: «La pensée de Trump est celle d’Hitler dans le sens de la pensée: tuez-les tous.»
(ZUMA PRESS INC/ALAMY STOCK PHOTO) Ben Ferencz: «La pensée de Trump est celle d’Hitler dans le sens de la pensée: tuez-les tous.»

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