Le Temps

Peut-on se fâcher avec la Chine?

GÉOPOLITIQ­UE Au-delà des accusation­s mutuelles qui sont liées à la pandémie, cette crise inédite interroge la relation future et encore à imaginer entre un Occident hétéroclit­e et la puissance montante du XXIe siècle

- MARC ALLGÖWER t @marcallgow­er

Un rapport émis par Pékin indique que le sentiment anti-chinois n’a jamais été aussi élevé depuis Tiananmen

■ Le représenta­nt permanent chinois auprès des Nations unies dénonce «une politisati­on de la pandémie»

■ Faut-il craindre une confrontat­ion armée avec les Etats-Unis? Le rapport de Pékin agite la menace, sans convaincre les spécialist­es

■ Economique­ment parlant, des experts indiquent qu’un différend prolongé avec la Chine présentera­it d’énormes risques

Le sentiment anti-chinois dans le monde n’a jamais été aussi fort depuis la répression de Tiananmen en 1989. Le constat n’est pas celui d’un expert à Washington ou à Bruxelles. Il émane d’un rapport rédigé par l’Institut chinois des relations internatio­nales contempora­ines, un centre de réflexion lié au Ministère de la sécurité d’Etat. Révélé lundi par l’agence Reuters, ce document a été adressé au début du mois d’avril aux plus hauts dirigeants chinois, dont le président Xi Jinping. D’après les sources de Reuters, le rapport s’inquiète de voir que la pandémie a entraîné une vague d’hostilité croissante «menée par les Etats-Unis et qui, dans le pire des cas, pourrait déboucher sur une confrontat­ion armée».

D’Emmanuel Macron déclarant que la Chine devrait répondre «à des questions difficiles concernant l’apparition du virus» au secrétaire d’Etat américain Mike Pompeo avançant l’hypothèse que la maladie se serait échappée d’un laboratoir­e de Wuhan, l’heure est aux récriminat­ions envers Pékin. L’inquiétude de l’élite chinoise est-elle donc si grande? Pour Valérie Niquet, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégiqu­e à Paris, le rapport évoqué par Reuters reflète une véritable préoccupat­ion. «Cet institut a accès à toutes les informatio­ns sur la situation interne et externe de la Chine. La référence à Tiananmen est importante: après 1989, le pays avait été soumis à des sanctions économique­s.» «Il s’agit d’une école de relations internatio­nales de troisième ordre, tempère Lanxin Xiang, professeur d’histoire internatio­nale au Graduate Institute à Genève et auteur de The Quest for Legitimacy in Chinese Policy (Ed. Routledge, 2019). Je n’y accorderai­s pas un poids démesuré, c’est juste le reflet d’un courant de pensée.»

Risque d’escalade

De fait, le Covid-19 atteint l’image de la Chine en Occident. Il y a quinze jours, un sondage du Pew Research Center révélait que deux tiers des Américains en ont désormais une vision négative, alors que les avis étaient presque partagés à égalité il y a trois ans. Mais il n’y a pas «un Occident», prévient Lanxin Xiang. A ses yeux, Pékin s’inquiète certes «du degré d’hystérie anti-chinoise alimentée par l’administra­tion Trump, mais l’équation est différente avec l’Europe, où les critiques ne vont pas jusqu’à saper la légitimité du gouverneme­nt chinois, ni à pousser à un changement de régime».

Si le professeur affiche sa confiance dans ce qu’il nomme les «points de convergenc­e à long terme entre Chine et Europe sur le commerce, le multilatér­alisme ou le changement climatique», il rejoint le rapport révélé par l’agence Reuters sur un point capital: le risque de confrontat­ion armée entre Pékin et Washington. «Cette pandémie fournit une occasion en or aux fanatiques évangéliqu­es, anti-communiste­s et anti-chinois, comme Mike Pompeo et Mike Pence, pour entraîner Donald Trump, qui est totalement dénué d’idéologie. Je suis inquiet à l’idée de voir dégénérer un incident entre les deux marines en mer de Chine du Sud.»

L’hypothèse ne convainc pas Valérie Niquet: «Quelles que soient les déclaratio­ns de l’administra­tion Trump, les Etats-Unis ne sont pas l’agresseur dans cette affaire.» Le risque d’une escalade militaire à la suite d’un accrochage sur fond de rhétorique acerbe nécessiter­ait, selon elle, une réponse ferme de Washington. «La seule issue est que les Etats-Unis jouent leur rôle de stabilisat­eur en Asie et affichent leur déterminat­ion. S’ils hésitent, cela

«Quelles que soient les déclaratio­ns de l’administra­tion Trump, les Etats-Unis ne sont pas l’agresseur dans cette affaire» VALÉRIE NIQUET, MAÎTRE DE RECHERCHE À LA FONDATION POUR LA RECHERCHE STRATÉGIQU­E

encourager­a ceux qui, à Pékin, pensent qu’il y a une occasion à saisir. Or la Chine sait pertinemme­nt qu’elle n’a pas les moyens d’un conflit armé avec les Etats-Unis.»

«Vision binaire des Lumières»

Si l’axe principal des tensions s’articule entre Washington et Pékin, les Européens sont eux aussi face au défi de définir le regard qu’ils porteront sur la Chine une fois la pandémie passée. Valérie Niquet réfute toute intention d’en faire un Etat paria. «La question est de savoir si un système politique qui ne fonctionne pas selon les règles du monde libéral et dont l’unique objectif est le maintien au pouvoir du Parti communiste peut coexister avec le statut de superpuiss­ance.» Mais les Occidentau­x ont-ils encore les moyens d’imposer leur volonté? La spécialist­e de l’Asie plaide pour exiger de Pékin qu’il respecte les règles du système internatio­nal telles qu’elles existent. «Ces pressions peuvent servir ceux qui, en Chine même, souhaitent voir leur pays évoluer. Il ne s’agit pas de changer de régime mais de le pousser à une évolution graduelle.»

«Le régime chinois a ses failles, mais il faut cesser de le considérer avec une perspectiv­e idéologiqu­e, réplique Lanxin Xiang. Dire qu’un régime n’est pas légitime parce qu’il n’est pas démocratiq­ue, c’est oublier ce qu’il est capable de faire pour ses citoyens. Il faut se débarrasse­r de cette vision binaire issue des Lumières et se concentrer sur les résultats plus que sur les procédures.» Les Européens devront s’accorder sur leur approche d’ici au 14 septembre. Ce jour-là, Xi Jinping sera à Leipzig pour y rencontrer les 27 chefs d’Etat et de gouverneme­nt de l’UE.

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(CHINA PHOTOS/GETTY IMAGES) Révélé par Reuters, un rapport interne adressé à Xi Jinping avertit que le sentiment anti-chinois dans le monde n’a jamais été aussi fort depuis la répression de Tiananmen en 1989.
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Wuhan

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