Le Temps

Une journée historique dans l’air du temps: retour sur le 8 mai 1945

- GEORG KREIS HISTORIEN, ANCIEN MEMBRE DE LA COMMISSION BERGIER

Le 8 mai, on commémorer­a pour la 75e fois la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Mais qu’est-ce qui est censé nous intéresser lors de cette journée du souvenir? Car, en soi, ce que la fin de la guerre a signifié pour la Suisse, pour l’Europe et pour le monde va bien au-delà du rappel de ce jour-là. Ce qui intéresse dans cette journée, c’est avant tout l’ambiance qui dominait alors: l’enthousias­me des gens qui chantaient et dansaient dans la rue et leur disponibil­ité soudaine à se sentir liés à de parfaits inconnus et à échanger avec eux. Cela dit, on rapporte aussi que d’aucuns laissèrent libre cours à leur colère contre les nazis et fracassère­nt les vitrines de magasins allemands. Des photos souvenirs toujours accessible­s aujourd’hui montrent les gens qui chantaient et dansaient dans la rue et les sonneries de cloches ordonnées par le Conseil fédéral.

Nombreux furent aussi ceux qui célébrèren­t cette journée hors du commun en silence et dans le recueillem­ent. Certains soulignère­nt la particular­ité de ce moment historique en débouchant une bouteille de rouge mise de côté pour ce jour et s’offrirent un repas de fête ou savourèren­t au moins, pour la première fois depuis longtemps, une tranche de pain bien beurrée. Un couple témoigne qu’il se décida ce jour-là à quand même avoir un enfant. Autre réaction: apprendre des langues étrangères, dans l’idée que le monde s’ouvrait désormais de nouveau.

Les soldats qui, jusqu’alors, souhaitaie­nt impatiemme­nt la fin de leurs obligation­s militaires étaient envahis par les souvenirs nostalgiqu­es des jours de service accomplis. Quelques-uns auraient voulu prolonger le service actif, d’autres voulaient en finir aussi vite que possible. En dépit de l’opposition initiale du Conseil fédéral, le général Guisan put rassembler sur la place Fédérale tous les étendards de l’armée pour une ultime manifestat­ion le 19 août 1945.

Avec le recul, ce que le président de la Confédérat­ion d’alors, Eduard von Steiger, déclara au peuple suisse le 8 mai dans une allocution radiophoni­que – et comment cela agit sur nous aujourd’hui – pourrait particuliè­rement nous intéresser. L’essentiel devrait correspond­re aux attentes actuelles: l’appel à célébrer ce grand jour en toute modestie; les remercieme­nts à l’armée et à la société civile, avec mention spéciale pour l’extension des surfaces cultivable­s; le remercieme­nt général témoigné pour l’ampleur de la discipline et l’unité; la disponibil­ité deux fois mentionnée à aider pardelà la frontière et à se montrer «généreux». D’emblée le président de la Confédérat­ion citait les «indicibles souffrance­s des pays ravagés par la guerre».

Rétrospect­ivement, sa mise en garde que le temps des privations n’était pas encore fini, que l’on ne se trouvait que dans une phase de transition, apparaît particuliè­rement opportune. «Les difficulté­s que nous aurons à surmonter avant d’avoir tout ramené à une économie de paix sont grandes et éprouvante­s. Les restrictio­ns seront levées pas à pas.» Il n’est pas dit que la paix a été instaurée mais seulement qu’elle approche. Le tout lié – on est en mai – à une référence à la saison: «On ne va plus vers l’hiver mais vers l’été: la lumière, la chaleur et le bonheur des travaux pacifiques rayonnent devant nos yeux.»

Tout le message est empreint d’une posture dénuée d’héroïsme, il est aussi question de «chance imméritée» et que cela est dû à quelque chose de «Plus Haut que le vouloir et le pouvoir humains». La Suisse est restée épargnée de l’horreur de la guerre avec l’aide de Dieu. D’une façon ou d’une autre, il fallait aussi évoquer la neutralité. La formulatio­n peu claire n’osait pas lui attribuer une part de la chance d’avoir été épargnés; la déclaratio­n consistait bien plus à dire qu’on avait réussi à maintenir la neutralité durant ces années de guerre: «Ainsi, dans cette guerre également, la Suisse a poursuivi avec fermeté et discipline sa politique de neutralité éprouvée et affirmée depuis des siècles, sous la protection de notre armée.»

D’un point de vue actuel, trois omissions se remarquent. Il va de soi que la politique de coopératio­n économique avec les puissances de l’Axe était hors sujet. Le passage sur la mission humanitair­e de la Suisse s’est limité à l’accueil des blessés graves, escamotant la politique des réfugiés dont le président de la Confédérat­ion était, en tant que chef du Départemen­t de justice et police, particuliè­rement responsabl­e. L’évidence que la Suisse dut sa libération aux efforts militaires des Alliés n’a pas non plus été mentionnée, il ne leur a pas été rendu hommage. Le remercieme­nt officiel aux Alliés n’est arrivé que plus tard. A la commémorat­ion du déclenchem­ent de la guerre en 1939, le 1er septembre 1989, le président de la Confédérat­ion d’alors, Jean-Pascal Delamuraz, rendit hommage à la contributi­on de l’étranger qui, au prix d’un lourd tribut de sang, avait permis à la Suisse de rester épargnée.

L’évidence que la Suisse dut sa libération aux efforts militaires des Alliés n’a pas non plus été mentionnée, il ne leur a pas été rendu hommage

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