Le Temps

«A Abidjan, nous livrons des vivres aux musiciens»

- PROPOS RECUEILLIS PAR ARNAUD ROBERT

Pour le chanteur du groupe Magic System, également patron d’un grand festival de musique qui a dû être annulé, la culture est en Côte d’Ivoire le premier secteur touché par la crise

Il est une jeune légende de la musique africaine. Avec son groupe Magic System, A’salfo a aussi créé dans sa ville, Abidjan, l’un des plus importants festivals de musique du continent. La 13e édition du Femua a été annulée après que, le 22 mars, le président Alassane Ouattara a décrété l’état d’urgence et le confinemen­t progressif des population­s en Côte d’Ivoire. Dans un pays qui ne recense jusqu’ici que 18 morts, la lutte contre le Covid-19 pourrait avoir d’énormes conséquenc­es économique­s – et notamment pour les milieux culturels.

Votre festival, qui réunit chaque année plusieurs dizaines de milliers de spectateur­s, aurait dû s’achever le 19 avril. Quelles sont les conséquenc­es de cette annulation? Notre budget dépasse 1,5 million d’euros. Comme tous les patrons de festivals dans le monde, j’espère encore que nos sponsors et l’Etat nous aideront à éponger la perte, mais il faut se rendre à l’évidence: nous devrons sans doute prendre en charge nous-mêmes des centaines de milliers d’euros. Je ne me plains pas. La situation est forcément chaotique pour tout le monde. Mais la culture est le premier secteur touché par la crise. Aujourd’hui, les artistes confinés mettent des vidéos en ligne, ils s’occupent. Mais cela ne les fait pas vivre.

Abidjan est une plateforme de production et de diffusion musicales pour le continent entier. Qu’est-ce que la pandémie change ici? D’ordinaire, nous comptons plus de 50 orchestres actifs en ville. Ils sont tous à l’arrêt. Le couvre-feu est imposé de 21h à 5h du matin. Ce ne sont pas seulement les artistes mais les ingénieurs du son, les technicien­s du spectacle, tous ceux qui vivent de la musique et de la nuit, qui sont au chômage. Nous n’avons pas de statut d’intermitte­nt en Côte d’Ivoire! Ma fondation est de plus en plus sollicitée pour venir en aide aux musiciens. Nous avons déjà organisé des remises de vivres. Comme les rassemblem­ents de plus de 50 personnes sont interdits, nous nous rendons dans les quartiers pour distribuer de la nourriture aux représenta­nts de chaque orchestre. Mais cela ne suffira pas.

Le confinemen­t est-il simplement réaliste dans un pays comme la Côte d’Ivoire? 95% des gens vivent ici de l’informel. S’il est difficile en Europe de maintenir les gens confinés chez eux, et cela malgré les aides que les population­s reçoivent, imaginez en Afrique! C’est impossible. Nos dirigeants doivent trouver un difficile équilibre entre la nécessaire protection des population­s et le maintien d’une économie de survie.

Vous avez vendu des millions de disques dans le monde avec Magic System. Comment imaginez-vous à plus long terme les conséquenc­es de la pandémie sur les musiques africaines? Après l’effondreme­nt de l’industrie du disque, le secteur musical était déjà en train de chercher un modèle économique stable. Aujourd’hui, les cartes sont complèteme­nt redistribu­ées. Est-ce que les structures fragiles, même en Occident, tiendront le coup? Quand est-ce qu’un musicien africain pourra à nouveau voyager vers le nord? Dans tous les secteurs, il y a une prise de conscience que l’autonomie est la première arme. Cela fait des années que je travaille sur des réseaux de production et d’échanges panafricai­ns. Si cette crise doit nous apprendre quelque chose, c’est à ne pas dépendre des autres. ■

«95% des gens vivent ici du secteur informel. S’il est difficile en Europe de maintenir les gens confinés, et cela malgré les aides que les population­s reçoivent, imaginez en Afrique!»

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