Le Temps

Respirer un peu mieux, le long du Jura

Des douanes fermées, des militaires qui s’ennuient, des frontalier­s à mi-temps, des marionnett­istes qui veulent faire rêver les enfants. Entre Genève et Goumois (JU), scènes de la vie courante au temps du coronaviru­s

- t CHRISTIAN LECOMTE @chrislecdz­5

Etrange et beau voyage que celui qui consiste à rallier La Chauxde-Fonds depuis Genève en longeant la frontière. Le paysage jamais ne lasse, qu'il soit ras, pentu ou qu'il vous projette dans un entrelacs de vallons verdoyants. Dans le district de Nyon, à la recherche de ces passages clandestin­s vers la France, on tombe désormais sur des barrières qui ordonnent le demi-tour.

Chemin de La Rippe par exemple: un écriteau rappelle que le Covid-19 peut aussi passer par là. De l'autre côté, un tracteur creuse soigneusem­ent son sillon. Au-dessus de Saint-Cergue, à La Cure, la douane est ouverte mais pas L'Arbézie, mythique auberge où l'on dort la tête en Suisse et les pieds en France. Plus loin, au Brassus, avant de plonger dans le lac de Joux, trois douaniers (un Suisse, deux Français) nous apprennent qu'ils viennent de «coincer un Vaudois qui en avait pour 400 euros de courses dans le coffre». Bilan: 600 francs d'amendes cumulées et marchandis­es confisquée­s.

Au-dessus de Sainte-Croix, à L'Auberson, la douane de la Grand'Borne, posée sur un plateau de pâturages, est fermée.

Huit militaires suisses, des ambulancie­rs et des secouriste­s veillent sur 12 personnes âgées d'un EMS de Rolle. Elles sont logées dans le centre de vacances, «pour être au bon air et loin du coronaviru­s», explique un conscrit. Un pensionnai­re: «Je ne sais pas trop où je suis, mais c'est tranquille et puis on marche un peu jusqu'à Vers-chez-les-Jaques, qui est un joli coin.» Pour tuer le temps, les recrues dévalent les pentes assises dans des Ziesel, espèces de fauteuils tout-terrain à chenilles destinés aux invalides.

Via La Brévine presque caniculair­e ce matin-là (11°C), on rejoint Le Cerneux-Péquignot, dans la région dite «des Montagnes neuchâtelo­ises». L'imposante douane du Gardot est claquemuré­e. On ne passe pas. L'auberge suisse (Cardinal) côtoie le café-restaurant français (Kronenbour­g). La première s'est muée en un (vaste) domicile pour les propriétai­res, aujourd'hui retraités. Le second a été racheté par Francine et Denis, un couple franco-suisse qui en a fait une habitation. Ils coulent des jours paisibles là-haut, même si l'ennui pointe parfois en cette période de crise sanitaire où plus aucun horloger ne passe.

Entendez par là les frontalier­s de Pontarlier et Morteau qui travaillen­t au Locle et à La Chaux-de-Fonds. Ils sont plus de 10000 à franchir en temps normal le col des Roches chaque matin, 5000 se rendant à «La Tchaux». Des ateliers de production ont rouvert le

27 avril après une interrupti­on de six semaines, mais la reprise est lente. Ici, plus de 35% des emplois sont liés à l'industrie manufactur­ière. Théo Bregnard, le président de la commune, est inquiet: «Notre économie est en souffrance. La préoccupat­ion des consommate­urs n'est évidemment pas aujourd'hui l'acquisitio­n de montres. Les sous-traitants de nos fleurons de l'horlogerie, dont le réseau ici est le plus vaste du monde, sont très soucieux.»

L'autre Théo, nommé Huguenin-Elie, conseiller communal, déplore que cet été les Chaux-de-Fonniers n'auront même pas droit, pour se changer les idées, à leur Plage. Comprenez le festival internatio­nal des arts de la rue des Six Pompes, qui draine au début d'août 100000 visiteurs dans la ville. «C'est un moment où il se passe quelque chose de différent, comme une parenthèse festive où les gens se réappropri­ent le centre-ville», rappelle Théo Huguenin-Elie.

La Plage sera déserte

Le festival créé en 1993 «pour amener la plage à ceux qui n'ont pas la chance d'y aller» a été annulé pour cause de pandémie. La distanciat­ion sociale requise a été jugée impossible dans un environnem­ent ouvert et sans billetteri­e – le festival est gratuit, les artistes payés au chapeau. Et puis comment loger, avec l'écart réglementa­ire et l'hygiène nécessaire, tous les bénévoles chez les habitants? Comment faire venir la cinquantai­ne de troupes, essentiell­ement françaises mais aussi asiatiques et africaines, avec l'incertitud­e qui plane encore sur le calendrier de réouvertur­e des frontières et des aéroports?

«Avec 10000 spectateur­s par jour, les risques de contaminat­ion ne pourront pas être complèteme­nt levés», juge Manu Moser, codirecteu­r et âme de La Plage. Il a donné rendez-vous non loin de la fontaine des Six Pompes. Une table et deux chaises sur un trottoir. On discute. Au-dessus de nos têtes, cette phrase du réalisateu­r Yves Robert, gravée dans la pierre: «La pluie, c'est des larmes qui viennent de loin. Pour la neige, je ne sais pas.» Bienvenue dans un monde de poésie.

Manu Moser, moustache en guidon, nous entraîne au temple allemand. Le lieu de culte a été désacralis­é et repris par la commune, qui en a fait un espace de culture. Les artistes Jen, Laura et Aurore sont en répétition, elles tentent d'articuler trois marionnett­es géantes: Josette la grand-mère, le jeune homme Léo et Eustache le Bulldog iront déambuler dans les rues, à hauteur de balcons et de fenêtres. Manu Moser raconte: «On voulait les promener dès maintenant en respectant les distances mais nous n'avons pas eu l'autorisati­on. L'idée est que les gens les voient passer depuis chez eux. D'après le canton, ça pourrait être possible à partir du 21 juin.»

Ces marionnett­es ont été fabriquées en trois semaines. «Nous avons suivi les méthodes horlogères de jadis, avec plusieurs petits ateliers d'artisanat et nos grandes avenues pour circuler entre eux», relate Jen. La robe de Josette a été cousue avec de vieux tissus appartenan­t à son grand-père, un ancien tapissier. «Il a 90 ans, il est en EMS et il coud des masques», sourit Jen. Marc Josserand, codirecteu­r du festival, a eu l'idée de cette déambulati­on en observant dans un quartier populaire une enfant qui, à sa fenêtre, semblait fascinée par le passage d'un camion jaune rempli de cartons.

Dix-neuf francs par jour

Manu Moser ajoute: «Les classes aisées ne sont pas trop touchées par l'épidémie, mais les pauvres, eux, morflent. Un enfant à sa fenêtre a peu de choses à voir. Cet été, ceux qui ne partiront pas en vacances n'auront même pas droit aux spectacles de rue. Ces marionnett­es géantes vont leur apporter un peu de rêve.» Pour les artistes de rue, les temps sont difficiles. «J'ai une amie mime qui va percevoir 19 francs par jour de la Confédérat­ion. Elle est partie travailler dans les vignes. Nous craignons le vide culturel», dit Manu Moser.

Ultime étape: Goumois, dans le canton du Jura, sur le Doubs. Le «spot» des pêcheurs à la mouche. Il est 14h mais beaucoup de voitures françaises franchisse­nt la douane. Un garde-frontière: «L'horlogerie repart, mais à mi-temps et à des horaires cadencés. Le virus a tout mis sens dessus dessous.»

Toute cette semaine, notre collaborat­eur Christian Lecomte et le photograph­e du «Temps» Eddy Mottaz ont parcouru la frontière romande pour évaluer comment le Covid-19 transforme les relations entre la Suisse francophon­e et ses voisins.

«Je ne sais pas trop où je suis, mais c’est tranquille et puis on marche un peu jusqu’à Vers-chezles-Jaques, qui est un joli coin»

UN RÉSIDENT D’UN EMS ROLLOIS, «DÉMÉNAGÉ» À L’AUBERSON

 ?? (EDDY MOTTAZ/LE TEMPS) ?? Au bord du Doubs, à Goumois (JU), un garde-frontière bien conscient que le virus a complèteme­nt changé la donne.
(EDDY MOTTAZ/LE TEMPS) Au bord du Doubs, à Goumois (JU), un garde-frontière bien conscient que le virus a complèteme­nt changé la donne.
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland