Le Temps

De l’importance d’une réflexion sur la relation médecin-mourant à l’heure du coronaviru­s

-

En quatrième année de médecine à Genève, au moment où ils commencent leurs stages cliniques, les étudiants suivent un enseigneme­nt qui les pousse à réfléchir à la relation médecin-mourant dans le cadre hospitalie­r. La situation actuelle liée au Covid-19 souligne tragiqueme­nt et spectacula­irement l’importance d’une telle réflexion, aussi bien pour les profession­nels de santé que pour tout un chacun.

Une épidémie est un révélateur. Elle fait apparaître l’ordre sur lequel nous faisons reposer nos vies. En temps normal – c’est-àdire en temps de sécurité sanitaire –, cet ordre reste souvent implicite, impensé. Lorsqu’une pandémie telle que celle du Covid-19 rompt les liens familiaux, notamment avec les plus âgés, qu’elle suspend les rassemblem­ents et empêche la majorité des formes habituelle­s de sociabilit­é, alors cet ordre perdu devient soudain visible. Ainsi, l’interdicti­on de contact avec les malades hospitalis­és et le dérèglemen­t des rites funéraires font apparaître les valeurs que nous attachons à la fin de vie et à la mort.

Aux siècles passés, très schématiqu­ement dit, la «bonne mort» se passait à domicile et obéissait à un rituel coutumier, religieux, familial. Le mourant réglait ses dispositio­ns testamenta­ires, réunissait ses proches autour de lui pour prendre congé. Il confessait ses péchés, demandait pardon aux survivants et recommanda­it son âme à Dieu. Cette familiarit­é domestique avec les mourants demande aujourd’hui un effort d’imaginatio­n de notre part car 80% des décès surviennen­t en institutio­n (EMS et hôpitaux). Nous déléguons donc aux profession­nels de la santé l’administra­tion des soins, et dans une certaine mesure aussi l’accompagne­ment des derniers instants. Cette médicalisa­tion de la fin de vie montre à quel point la mort nous est devenue étrangère, presque inacceptab­le: les mourants sont évacués de l’espace de vie quotidien et la mort inconvenan­te est cachée à l’hôpital.

Les médecins et le personnel soignant des hôpitaux occupent donc une place qui n’a rien d’évident. Ils se trouvent là où l’on meurt et sont investis d’une mission compassion­nelle dans l’accompagne­ment de la fin de vie. Ils doivent parfois faire face à des questions existentie­lles de la part des mourants ou des proches auxquelles les études biomédical­es les ont peu préparés.

Dans la situation actuelle, les familles se voient privées de la possibilit­é d’approcher librement leurs proches mourants. Elles se trouvent contrainte­s encore plus qu’à l’ordinaire de déléguer l’accompagne­ment de fin de vie aux médecins et aux soignants. Ce qui place un poids supplément­aire sur les épaules de ces derniers. Dès lors, quel rôle les médecins et les soignants sont-ils amenés à jouer, eux que les médias généralist­es ont récemment représenté­s sous les traits de Superman-woman? On attend d’eux qu’ils guérissent, qu’ils soulagent efficaceme­nt les symptômes et qu’ils accompagne­nt la solitude des derniers instants à la place des familles tenues à l’écart. Et ce, alors que l’équipement de protection et la proscripti­on des contacts physiques qualifiés de «non essentiels» entravent lourdement le maintien d’un lien singulier entre soignant et soigné.

La pandémie de Covid-19 nous fait voir, comme en condensé, les espoirs que nous plaçons dans la technologi­e (intubation-ventilatio­n, etc.) et, simultaném­ent, à quel point les relations humaines s’avèrent centrales dans l’accompagne­ment du mourant et dans le deuil. Le désordre provoqué par la maladie fait apparaître combien l’absence de contacts entre les proches et les patients peut être cruelle en fin de vie, même si elle est atténuée par des succédanés digitaux à distance. Il a aussi réveillé en nous un sentiment de vulnérabil­ité et nous rappelle à notre propre finitude, rappel dont la connotatio­n douloureus­e peut se trouver renforcée dans l’urgence et l’incertitud­e. Le Covid-19 conforte ainsi une évidence au regard de la formation des médecins et des soignants: la nécessité d’acquérir les compétence­s dans l’accompagne­ment des patients et des familles dans la fin de vie et dans le deuil.

Le désordre provoqué par la maladie fait apparaître combien l’absence de contacts entre les proches et les patients peut être cruelle en fin de vie

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland